Je viens d’un petit monde, si minuscule qu’il m’est difficile de croire avec mes grands yeux d’aujourd’hui que c’est là où j’ai vraiment vécu les premiers moments de ma vie. Mais, j’aime sa sobriété parce qu’elle est un patrimoine qui me transmet des vibrations fortes, me faisant voyager dans le temps, et qui véhicule tout un savoir-faire paysan. C’est la petite maison familiale à Nan Banyen. Quand je la traverse, de la galerie à la chambre, des tonnes de souvenirs s’enchaînent dans mon esprit, comme des gouttes de pluie sur les tôles.
Perchée à 820 mètres d’altitude, à flanc de coteau, elle se dresse au soleil levant, face à la baie de Grand-Goâve. Elle est vieille d’environ 66 ans. Elle est encore bien solide sur ses poteaux de tandra et de campêche. Elle a une toiture en charpente de bois recouverte de tôles, dont la façade est faite de dentelles et de dessins taillés dans le bois, avec des cages pour les pigeons. La galerie a des balustrades inférieures et supérieures plus petites ; deux portes donnant accès à la maison, chacune ayant deux battants ; une porte qui s’ouvre sur le côté et une autre au milieu qui communique avec la chambre qui, elle aussi, a une porte arrière et deux fenêtres qui gèrent l’aération ou ventilation et la lumière. Ces ouvertures pivotent grâce à des charnières traditionnelles et sont fermées aux crochets et à clé qui n’étaient pas discrets. Les murs intérieurs étaient blanchis à la chaux. Ceux de la galerie étaient spéciaux, avec des roches assorties de mortier fini recouvert d’une autre couleur. L’extérieur des 3 autres façades était fini aux grains de sable blanchis à la chaux.
Dans la première pièce, ne faisant que 12 mètres carrés, il y avait un garde-manger, une table et quatre chaises, une jarre, un dressoir, une banque de cruches et parfois des calebasses remplies d’eau, de sirop ou de grains. Le plafond de cette salle et de la galerie est en planche.
On l’appelle aussi galata. Il servait de lieu de conservation de produits séchés et d’articles de toutes sortes. Le soir, cette salle sert aussi de dortoir, en y plaçant des nattes ou un tapis en tresses de paille sur lequel on étale des linges. Malheur à celui qui se laisse aller dans son rêve, durant lequel son pipi devient plus long que d’habitude. Certainement, au réveil, la sensation est désagréable et on subit la colère des autres.
La deuxième pièce est la chambre des parents, faisant 9 mètres carrés, ayant un lit de deux places, fabriqué par bòs Lévêque, dont la tête est recourbée aux deux extrémités ; un pot de nuit, une gaine et sa machette, un alfò et un mouchoir rouge, des supports en cheville de bois pour accrocher les vêtements, un buffet pour garder les documents (titres de propriété, acte de naissance ou de mariage, etc.) et d’autres articles utiles ; une mallette pour garder des articles de ménage qu’on n’utilise que pour les grandes occasions.
Il y avait des maisonnettes sur la cour, servant de cuisine et de lieu d’entreposage. On comptait aussi la basse-cour et des bétails gardés aux alentours comme des cochons et des animaux de trait. Il y avait aussi un glacis où l’on faisait sécher les grains et une grosse roche en-dessous de laquelle l’on jetait les vaisselles cassées. Le mortier était placé quelque part sur la cour, pour broyer les grains qui, ensuite, sont mis dans un van pour le nettoyage.
Le jardin faisant partie du rempart était abondant en caféier et en bananier, mais aussi en igname, en mirliton et en grenadine qui grimpaient sur des arbres, dont le sucrin, l’avocatier, le cèdre indigène, le mombin, l’acajou, etc., formant du coup une ceinture végétale qui protège la maison. Plus bas, c’était un vaste champ de canne, dont les différentes variétés ont pour noms : ananas, taureau, mabyal, tiklouz, ayiti, blanc, créole, cristalline, etc.
La petite maison familiale à Nan Banyen est le lieu de nombreux souvenirs, par exemple, du concert nocturne des musiciens de la nature annonçant, dans la fraîcheur du brouillard qu’éclairaient des lucioles, l’arrivée imminente de la pluie, pendant que des éclairs déchiraient un ciel sans étoile et le tonnerre grondait puissamment. C’est le cri d’une chouette coïncidant avec le passage d’une luciole géante appelée « vonvon », un spectacle macabre qui faisait jeter du sel dans le foyer pour chasser le démon qui rodait.
C’est cet étalage de foyers sur la cour pour préparer les repas de combite, réunissant plusieurs femmes qui venaient aider à faire cuire du maïs dans de grandes chaudières, qu’on faisait refroidir avant de les renverser dans des vans ayant des feuilles de banane stérilisées au feu. On enlevait chaque chaudière renversée, après avoir fait tourner un couteau tout autour. Puis, on découpait des tranches géantes de maïs, qui sont servies avec de la purée de pois, à la fin de la journée de combite réunissant une vingtaine à une trentaine de personnes.
C’est aussi celui de la médecine traditionnelle. Le maïs sous toutes ses formes, l’avocat, les mangues et d’autres choses durant les vacances. Une vraie bombe à retardement. Vous pouvez imaginer ce qui se passait. Avant la rentrée des classes, en octobre, il fallait faire la grande toilette. Tôt le matin, on vous administrait la médecine, sous forme d’une petite boule ou du café mélangé à l’huile de ricin. En peu de temps, on sentait le besoin d’aller chez madame Victor. Pendant la journée, on y faisait en moyenne 4 à 5 voyages, pendant qu’on est soumis à un régime strict d’eau bouillie ou réchauffée au charbon à prendre. A la fin de la journée, on avait droit à une belle assiette de poulet créole. Le lendemain, on administrait le lavement qui ponctuait le nettoyage abdominal. On était prêt à retourner en ville reprendre les études, à côté d’autres camarades de classe qu’on n’a pas vus depuis environ 3 mois.
Papa, chef de famille et patriarche de la famille élargie, était un agriculteur, un entrepreneur de transformation du vesou en sirop, un grand planteur d’arbres et un producteur de charbon, un notable et leader communautaire, un représentant de l’état et un médecin guérisseur.
Maman, entrepreneure agricole et commerciale, était la gouvernante de la maison et l’éducatrice qui nous a accompagnés en ville, à Petit-Goâve, pour nos études. Une femme exceptionnelle qui, en l’absence de papa qui est resté à Vallue, devait satisfaire aux exigences de l’école, de la vie domestique et religieuse, tout en faisant face aux critiques de ses compatriotes qui digéraient mal son choix d’aller vivre en ville pour nous garantir l’accès à une éducation plus soignée. Elle était la pionnière qui allait ouvrir plus tard la voie à d’autres enfants de Vallue, en les accueillant chez elle, à la rue Lamarre, non loin du Carrefour Jubilé. Elle est décédée en avril 2004, tandis que mon père l’était en septembre de la même année.
Aujourd’hui, la petite maison est encore debout, entourée d’un bosquet, avec des cèdres et des mombins géants, qui la rend invisible de loin et qui sert de sanctuaire faunique et floristique, une sorte de muséum vivant. Elle a subi un début de restauration qui n’est pas encore achevée. Malgré la nouvelle construction qui existe, avant de mourir, papa ne voulait pas qu’elle disparaisse. Pour honorer et immortaliser la mémoire de mes parents, Therzilus Septembre et Hermancia Laguerre, après le mausolée où ils se reposent, il est prévu le projet Lakay THER-Muséum.