L’incendie et le pillage comme instruments de combat

Quand on essaie de retracer l’historique de la pratique de l’incendie dans le monde comme arme de guerre, on remarque qu’elle remonte aux temps les plus reculés. Déjà, Homère raconte dans L’Iliade l’incendie de la ville mythique de Troie  par les Grecs onze siècles avant notre ère. Parmi les incendies d’envergure de cette ère, on pense à l’incendie de Rome en 390  par les Gaulois, puis en 64 par Néron, qui laissa en attribuer la responsabilité aux chrétiens.

Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, la pratique de l’incendie s’est propagée avec Attila, le tristement célèbre chef de l’empire tribal des Huns et des Ostrogoths et ennemi redouté des empires romains d’Orient et d’Occident. Attila franchit deux fois le Rhin, pillant et incendiant des villes entières sur son passage, notamment la ville de Metz. L’incendie  de Constantinople en 475 a été un des plus spectaculaires incendies de cette période.

À l’approche du Moyen-Âge, l’incendie devient une des armes privilégiées des guerres de religion et de conquête. Ils ne se comptent plus, et leur exemple fait le tour du monde. Durant  les croisades, l’Église catholique a largement eu recours à l’incendie sur le chemin de la Terre Sainte, participant activement aux incendies de Byzance et de Constantinople. Bénéficiant de la caution du pape et des empereurs prétendument détenteurs d’un pouvoir d’essence divine, l’incendie va se pratiquer allègrement dans les différentes parties du monde, notamment à Saint-Domingue.

Si aujourd’hui on se contente d’incendier des marchés publics, des stations de radio de l’opposition, des écoles, des cabinets d’avocats, durant les guerres de la période coloniale c’étaient les villes entières qu’on brûlait ou qu’on essayait de brûler. Déjà en 1493, durant la période espagnole, Caonabo avait tué en représailles tous les soldats laissés par Christophe Colomb dans son caciquat et incendié le fortin où ils se trouvaient. Pendant l’insurrection générale des esclaves de 1791, la plaine du Nord  a été la proie des flammes pendant dix jours. Les incendies furent d’une telle ampleur qu’on en voyait les lueurs jusqu’aux Bermudes. 

Peu de temps après, le 20 août 1791, se produisait à Pernier, aux pieds du Morne-à- Cabris, un combat mémorable entre les affranchis luttant pour l’égalité et un détachement de 300 soldats et canonniers français lourdement armés. Embusqués dans un champ de cannes, ces soldats s’apprêtaient à exterminer la troupe des affranchis quand leurs alliés, des esclaves noirs connus sous l’appellation de « suisses », eurent l’idée de mettre le feu à la plantation. Ils firent ainsi plus de 100 morts dans le camp des Français, ce qui porta ces derniers à conclure le concordat de Damiens reconnaissant l’égalité des affranchis avec les blancs.

Les 21 et 22 novembre, soit trois mois plus tard, c’était au tour des Français d’utiliser cette arme contre les affranchis. Au cours d’un affrontement  armé survenu à Port-au-Prince avec les hommes du redouté Caradeux et d’un aventurier italien du nom de Praloto, les affranchis de Beauvais avaient mis le feu à leur propre  caserne au Bel-Air dans l’espoir de retarder une opération de représailles, explique le général Bonnet.

Cet incendie était à peine éteint qu’un autre éclatait dans le secteur commercial du bas de la ville habité par les affranchis. La plus grande partie de ce quartier disparut dans les flammes, tandis que les hommes de Praloto massacraient les affranchis et pillaient leurs maisons. L’incendie a donc utilisé comme arme de combat à la fois par les blancs et les affranchis avant d’être récupéré par les esclaves, par l’armée de Toussaint Louverture, puis par l’Armée indigène. 

On se souviendra que, pendant l’Affaire Galbaud, en 1796, une bonne partie de la ville du Cap fut incendiée et, au terme du spectacle épouvantable qui s’ensuivit, 10 000 colons mirent le cap sur les États-Unis. À l’approche de l’expédition de Leclerc en 1802, Toussaint donnera ordre à ses généraux de résister jusqu’au bout et d’incendier toutes les villes qu’ils ne pourraient tenir. C’est en exécution de ce plan que Christophe incendia la ville du Cap à l’arrivée de Leclerc et de l’amiral Villaret-Joyeuse. Maurepas, assisté de Gabart,  incendia également Saint-Marc et Gonaïves.

Si cette arme autodestructrice à long terme a été grandement valorisée par les activistes haïtiens de différentes tendances, c’est aussi en partie parce qu’elle a été glorifiée par nos historiens. Qui de nous n’a pas déclamé avec admiration cette réponse héroïque de Christophe au général Leclerc : 

« J’ai demandé des instructions au Gouverneur général, qui est actuellement dans l’Est, Si, avant que je reçoive sa réponse, un seul Français foule le rivage,  l'incendie la ville et je combats sur ses cendres. »

Christophe, avons-nous appris, donna le signal de l’incendie en mettant le feu à sa propre maison. Quoi d’étonnant que cet acte de bravoure et d’abnégation soit devenu à la longue un motif d’inspiration pour les révolutionnaires et activistes de toutes les tendances!

En débordant le cadre chronologique de la présente étude, on observe que l’incendie de quartiers entiers a été largement utilisé dans les nombreux mouvements  insurrectionnels et  guerres civiles qui ont ponctué l’histoire nationale, notamment sous Soulouque, sous Sylvain Salnave, sous Salomon. Maintenant qu’il ne reste maintenant plus rien à incendier et à détruire, nous devons absolument mettre fin à cette pratique stérile et regarder le combat politique avec d’autres yeux.

Le pillage

De loin moins honorable que l’incendie comme instrument de combat, le pillage est   acte de guerre ou de banditisme de masse qui remonte très loin dans l’histoire mais qu’on fait remonter souvent remonter au haut Moyen Âge avec les conquêtes des Vandales et des Huns. Le sac de Byzance par les croisés en 1204 et la prise de Constantinople par les Ottomans en 1456 sont du nombre  des pillages les plus connus de l’histoire. Comme pour les incendies, le pillage a bénéficié de la caution de l’Église catholique et il contribue dans une proportion non négligeable à expliquer les richesses accumulées à l’époque par les sectes religieuses d’Europe.

La pratique du pillage était même réglementée au Moyen-Âge. Quand les Normands ont réalisé leurs très redoutées expéditions de pillage, ils ont fixé des règles pour le partage du butin, la durée de l’opération, etc.  Durant la prise de Constantinople par exemple, les troupes étaient autorisées non seulement à piller mais à violer la population. Cette période fut fixée à trois jours, une pratique qu’on retrouvera dans bien des pays d’Europe, en particulier chez les Normands. La Révolution française devait aussi offrir des exemples de pillages qui ont été suivis à Saint-Domingue. À part le pillage de quartiers entiers de diverses villes, le pillage des résidences de personnalités politiques tombées en disgrâce et de chefs militaires de conspirations avortées devait devenir une réalité courante après l’Indépendance. 

Le général Bonnet raconte dans ses Souvenirs que sa maison a été pillée deux fois sous Pétion. Une première fois quand il a quitté Port-au-Prince pour s’établir aux Cayes, une deuxième fois quand il s’est embarqué pour l’exil après la mort de Rigaud. De même, la maison de Yayou à Port-au-Prince a été pillée « sous les yeux du gouvernement », ainsi que celle de Gérin à l’Anse-à-Veau (p. 190). Ces pillages que Bonnet qualifie de désorganisés sont toutefois circonscrits à un lieu précis, mais l’auteur en rapporte d’autres d’ampleur beaucoup plus considérable, notamment celui de la ville du Cap après le  tremblement de terre de 1842.

Bonnet raconte aussi comment il a sauvé Port-au-Prince du pillage en août 1803août1803 après la signature du traité d’évacuation qu’il avait négocié sous les ordres de Dessalines. Nous cédons la parole à l’auteur des Souvenirs historiques :

 « Dans une visite au gouvernement, [Bonnet] trouva Dessalines, sous le péristyle, entouré d'un cercle de coupe-jarrets. C'étaient les Jean Zépingle, les Jean Zombi et toute cette bande féroce de Jeans, ne respirant que spoliation et carnage. Ils le tiraillaient de droite et de gauche : « Général en chef, ce n'est pas ce que vous nous aviez promis ; général en chef, » vous nous aviez dit qu'en prenant Port-au-Prince, » nous pillerions et incendierions la ville, et pourrions  ensuite nous retirer dans les bois; général en chef, vous avez manqué à votre parole, il faut tenir vos promesses. » 

Chacun l'interpellait, sans lui donner le temps de répondre. Enfin, de guerre lasse, il finit par leur dire d'aller préparer leurs torches et de faire tout ce qu'ils voudraient. Ce ne fut alors qu'un cri de joie. Cette tourbe se précipita du péristyle comme une mer en furie, se heurtant, s'entrechoquant, courant avec frénésie faire des dispositions de pillage et d'incendie. »

Le général raconte qu’après le départ des casseurs, il prit l’Empereur par le bras,  l'emmena au salon,  se plaça à côté de lui, sur un sofa et discuta avec lui jusqu’à ce qu’il revienne sur sa décision et retire l’autorisation qu’on lui avait arrachée.

Par la suite, le pillage est resté dans nos mentalités pour réapparaître chaque fois que les circonstances s’y prêtaient. C’est ainsi qu’après le tremblement de terre du Cap en 1842, les scènes de pillages se produisirent pendant des jours. La période mouvementée marquée par la révolution de 1843, les massacres de Soulouque en 1848, les présidences  de Salnave, de Nissage Saget, de Michel Domingue, de Boisrond Canal, de Salomon, de Florvil Hyppolite, etc. allaient alimenter la propension au pillage pendant des décennies.

En février 1911, le général Antoine Simon se rendait personnellement à Ouanaminthe pour mater une révolte  des Cacos.  Après s’être emparé de la ville, il la livra au pillage et à l’incendie. Sa victoire fut toutefois de courte durée, car  l’insurrection se propagea d’abord dans le Nord-Est, puis dans tout le Nord. Cédant sous le poids de l’insurrection, il retourna à la capitale et partit pour l’exil le 2 août de la même année.

La tradition des insurrections, des assassinats politiques et des pillages devait se poursuivre jusqu’à l’assassinat de Vilbrun Guillaume Sam qui servira de prétexte à la première occupation américaine. Après une période d’accalmie qui va jusqu’à la révolution de 1946, aux élections de 1957 et à la chute de Jean-Claude Duvalier, nous sommes retombés dans l’ère des violences collectives et des réflexes d’autodestruction. 

Bref. Disons pour conclure qu’il reste maintenant si peu de choses à détruire pour affaiblir l’adversaire ou pour l’emmener de force à la raison que nous n’avons maintenant d’autre choix que de nous trouver d’autres armes de combat. La seule option logique et viable consiste alors à inventer et à pratiquer un nouveau vivre-ensemble où, dans l’optique d’un jeu à somme positive, chacune des parties en cause fera des concessions dans la recherche d’une solution bénéfique pour elles toutes. La rédemption du pays est à ce prix. Haïti vivra ou disparaîtra selon que nous nous engagerons dans cette voie ou que nous la contournerons pour continuer dans l’ancienne direction.


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A propos de

Eddy Cavé

Eddy Cavé est un écrivain haïtiano-canadien qui s’est établi à Ottawa en 1971 après un début de carrière à la banque centrale d’Haïti et des études en droit, en banque, en affaires internationales et en statistiques économiques. Mettant à profit sa formation  multidiscip…

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