« Émancipation », voilà un concept nouveau dans le vocabulaire philosophique et pourtant, la réalité a toujours été. Un concept peut migrer d’un territoire à l’autre. Autrement dit, il peut prendre une connotation suivant le temps et l’espace.
« Émancipation », voilà un concept nouveau dans le vocabulaire philosophique et pourtant, la réalité a toujours été. Un concept peut migrer d’un territoire à l’autre. Autrement dit, il peut prendre une connotation suivant le temps et l’espace. Il peut être envisagé sous divers angles, que ce soit politique ou social. C’est ainsi qu’on parle même d’émancipation intellectuelle chez Jacques Rancière (Rancière,1987, p.29).
Chez Maurice Cadet, la pensée émancipatrice se veut une pensée libre. Autrement dit, elle s’affranchit de la servitude, de l’aliénation, de l’entrave, d’une contrainte morale, intellectuelle ou encore des préjugés de toute sorte. Cette pensée émancipatrice est avant tout, une pensée conscientisante, une méthode dans le sens de Paulo Freire (Freire, 1980, p. 49).
Or, parler de la « pensée de Maurice Cadet » revient à comprendre toute sa philosophie, sa pensée poétique qui d’ailleurs, domine la totalité de son œuvre : que ce soit ses Nouvelles, ses Romans, sa poésie etc. Voilà ce qui nous amène à nous poser ces questions, de savoir « Pourquoi affirme-t-on que la pensée de Maurice est émancipatrice ?Autrement dit, en quoi la philosophie qui se dégage à travers la poésie de Maurice Cadet, participe-t-elle à la construction d’un savoir critique, conscientisant ou encore, de quelle manière cette philosophie peut-elle aider les jeunes Jacméliens à s’émanciper de leur ignorance, de leur égoïsme en vue d’une participation pleine et active à la reconstruction de leur espace de vie, en l’occurrence, la fière citée Jacmélienne.
1. Présentation de Maurice Cadet
Maurice Cadet est né le 20 juin 1933 à Jacmel au sud-est d’Haïti, il a fait ses études primaires à École Frère Clément et secondaire au Lycée Pinchinat à Jacmel ( 1937 à 1951). Issu d’une fratrie de classe moyenne de Jacmel (quatre sœurs, deux frères). Maurice est un passionné de la littérature et des lettres, ce qui l’a poussé à entrer à l’École Normale Supérieure de Port au Prince, section langues vivantes (1951 à 1955).
En ce qui a trait à sa vie professionnelle, il a fait un long parcours comme enseignant, d’abord, enseignant dans son pays natal, le Lycée Pinchinat, le lycée Célie Lamour (1957 à 1965) , au collège St Marie à Port-au- Prince (1955 à 1957) ;
Professeur à l’école normal de Luluabourg( 1965 à 1967), Professeur de lettre à l’Externat classique d’Alma et au collège du lac-Saint-Jean (de 1967 à 1995) où il est retraité. Sa passion pour les lettres ne s’est pas arrêtée dans l’enseignement, Maurice a donc écrit une quinzaine de recueils de poésies, des nouvelles, des essais. Il a participé à plus de vingt ouvrages collectifs. Il sera connu sur la scène, nationale et internationale surtout pour ses derniers titres : Agenda d’une vie à l’ancienne (2014). Si Jacmel d’antan m’était conté (2014) et Errances Canailles (2016), Aux éditions de la dodine plus tard aux éditions Pùlucia ; Cicatrices (2018) et Requiem pour une soutane Princière ( 2018).
Du temps des Duvalier, Maurice Cadet, a connu une vie très bouleversée. Au cours des années 60, Maurice est obligé de partir vivre au République Démocratique du Congo sous la menace des dictatures de Duvalier par peur de laisser sa peau (Cadet, 2018). Ce moment dans sa vie nous permet de voir la particularité de l’auteur, qui n’est autre que d’avoir été un acteur de l’éveil politique des classes populaires face à une élite haïtienne en pleine crise de gouvernance (Maurice est l’un des deux membres fondateurs du Lycée Célie Lamour : 1956 ; il est aussi l’initiateur du Carnaval des étudiants à Jacmel : Duclas Emmanuel, Haïti media 31 mai 2020).
D’ailleurs pour Maurice, la poésie ne se limite pas à la lecture et l’exaltation de la nature, elle a aussi pour vocation de développer une pensée critique du monde, afin d’aider aux jeunes à s’émanciper. C’est ainsi dans ses œuvres, il arrive à faire sortir une pensée critique conscientisante qui permet à l’homme, particulièrement à l’haïtien de construire son « mounité » afin de marcher vers son accomplissement.
2. La pensée Philosophique de Maurice Cadet
a)Le matérialisme historique chez Maurice Cadet
Dans son fameux roman qui s’intitule Requiem pour une soutane princière, Maurice dresse un tableau sombre de la réalité sociale d’Haïti, celle de Jacmel en particulier. Il s’agit d’une stratification historique que l’on veut faire passer pour de l’ontologique. Maurice va faire une description de la société Jacmélienne des années 40. Et ceci, à partir de trois classes sociales :
D’abord, il présente la haute bourgeoisie Jacmélienne d’alors qui vit dans l’opulence. Ce sont « les riches menaient une vie facile, dans leur maison de pain d’épice à la façade finement travaillée. Dans leurs demeures cossues, ils mangeaient à leur gout, dormaient avec leurs ventilateurs allumés, et faisaient la fête entre eux. Leurs enfants faisaient des études à l’étranger quand ils revenaient, ils étaient déjà mariés dans une famille européenne » (CADET, 2018, p.9).
Ensuite, la classe moyenne habitant le quartier du Bel-Air (de Jacmel). Cette classe intermédiaire patauge dans l’illusion la plus totale, dans une profonde ignorance de la réalité de la masse populaire. En fait, Cadet n’a pas considéré cette dite classe à part entière, car elle est confondue à la masse populaire.
Enfin, la classe populaire. Ce sont des pauvres travailleurs qui portaient, à eux seuls, sur leur dos toute la croissance économique de cette société pyramidale des années 40. Ils ont pour lieu spécifique, décrit Maurice, le Bas-de-la-Ville, peuplé de misérables taudis : « Au bas de l’échelle, la populace. Les gens de ruelles sales. Des quartiers sordides et des faubourgs délabrés. Un univers des taudis, des vieilles masures, sans eau, ni courant, des marchands de charbons et des porteuses d’eau » (Cadet, 2018, p. 9)
Cette façon propre aux marxistes, dite « matérialiste historique », permet de relater l’histoire en accordant une importance aux conditions réelles des êtres humains et aux rapports entre les classes sociales. Cette méthode se diffère des autres, du fait qu’elle tente d’expliquer l’histoire non pas en faisant l’apologie des Héros, des gouvernants- comme cela était auparavant- mais plutôt de raconter les luttes entre les classes sociales pour faire de l’histoire une science objective. Ainsi on pourrait voir l’aménagement même de Jacmel dans les années 40, n’est qu’une façon propre à la classe dominante d’exclure la masse, leur priver des besoins de base afin qu’elle puisse s’enrichir au jour le jour.
C’est ainsi qu’on pourrait comprendre qu’à part, l’éloge de la poésie, l’auteur dégage toute une conception philosophique et matérialiste de la vie. Autrement dit, il prend le flux de changement comme un fait normal » (CADET, 2018).
b)Une pensée critique et conscientisante
Plusieurs points des écrits de Maurice Cadet, nous laisse croire qu’il a une pensée critique. C’est le cas, par exemple, du carnaval jacmélien, dont il fait une triste description. L’auteur reconnait que cette manifestation culturelle peut être une source de revenus dans la mesure où elle permet à la population, toutes classes confondues, peut en tirer profit, Cependant, cette ambiance euphorique est le lieu de la folie de toute une jeunesse assoiffée d’un plaisir sans mesure.
En effet, si d’un côté ce bal populaire est source de joie et de plaisir, de l’autre, loin d’apporter un mieux-être pour le peuple jacmélien, constate l’auteur, cette ambiance populaire laisse derrière elle toute une chaîne de misère et de tristes sorts : Maladies sexuellement transmissibles, pauvreté économique générée par des dépenses excessives etc. Et en dernier lieu, il critique la croissance démographique provoquée par des grossesses non désirées. L’auteur constate que souvent, après le carnaval, est née toute une vague de bébés de père inconnu. Ce qu’il appelle de bébés Carnaval : « Après la folie collective des trois jours gras, une première vague de bébé allait immédiatement déferler dans neuf mois. Anita Jeannette, Mimine, Maria-Gilette, Alourdes, Toutounes, Mancoule, bébé-Carnet, et toutes les autres donneront naissance à un poupon de père inconnu. Une Gracieuse de trois nuits Frénésies. Des bébé-Carnaval. » (Cadet, 2018, p. 20)
Maurice a aussi avoué sa sensibilité pour les affaires du patrimoine tant civil que religieux. En effet, après avoir dressé un sombre tableau des monuments historiques laissés en abandon, en décrépitude, l’auteur déplore la destruction arbitraire de la « Cathédral Saint Jacques et saint Philippe », l’un des plus anciens patrimoines religieux de Jacmel, fragilisé par le séisme du 12 janvier 2010.Dans cette sombre description, nous découvrons également le côté cœur de l’auteur, sa sensibilité spirituelle : « J’avais des liens très étroits avec cette église dans laquelle j’ai été baptisé […], C’est une potion difficile à avaler, toute mon enfance a été chiffonnée, ma jeunesse, ma vie. Tout cela a été balayé pour rien. Sans consultation populaire, c’est à croire aujourd’hui le Bon Dieu est devenu un tyran pour décider tout cela, tout seul. Quel gâchis » (Cadet, 2018, p. 149)
Cependant, l’auteur ne mâche pas ses mots, exprimant sa colère contre la décision prise par les autorités civiles et religieuses de la ville de Jacmel, de démolir une si belle bâtisse qui, d’ailleurs l’a vu naître. Aussi, écrit-il :« Je suis né et j’ai vécu les vingt-trois premières années de ma vie, en face de l’ancien presbytère. Et je ne réalise pas encore la destruction de l’église Saint Jacques et Saint Philipe » (Cadet, 2018, p. 149)
L’auteur n’a pu accepter la destruction de cette bâtisse religieuse, car tous les repères de son enfance se situaient dans ce quadrilatère. Selon lui, c’est toute une histoire effacée, une mémoire perdue. Mais, effectivement, un peuple sans histoire, troublé par le souci du nouveau, n’est-ce pas un peuple voué à l’échec ?
L’auteur profite pour faire ressortir son goût pour l’art, surtout les plus originaux. Il déplore la disparition des fresques se trouvant au bas-relief de l’abside de la cathédrale qui n’est autre que la puissance œuvre de l’inoubliable Gabriel Leroy, l’un des plus grands peintres jacmélien du XXe siècle. En ce sens, il déclare : « Sans compter l’église avec les dessins et les fresques de Gabriel Leroy au plafond, aujourd’hui, impardonnable » (Cadet, 2018, p. 149)
3. Maurice Cadet est une pensée émancipatrice.
La pensée philosophique de Maurice est construite souvent une dialectique qui laisse entrevoir une double rupture. Dans un premier temps, l’auteur rompt avec sa vie natale. Le jour où il a décidé de la laisser pour aller vivre au Canada. En effet, il a du partir à cause des persécutions politiques sous la Dictature des Duvalier. Ce qui lui a peut être provoqué le dégoût pour sa terre natale. Cependant, Cette rupture n’a pas été totale, explique l’auteur : «Malgré que j’avais résidé au canada, je gardais toujours en moi la nostalgie du terroir haïtien, de la culture, de cette vie qui parle du fin fond de lui » (Interview avec Maurice Cadet, le 24 décembre 2019). Cette déclaration de l’auteur nous fait penser à Jacques Stephen Alexis qui parlait des tréfonds de son être et qui a donc vécu une situation similaire.
Dans un second temps l’auteur expose une forme de rupture, entre sa vie romanesque et sa conception scientifique. En effet, Dans sa poésie il fait l’exaltation de l’amour, les désirs, la passion, le cœur, or dans le monde scientifique, il se réclame matérialiste, critique, contre l’ordre social injuste, plus précisément l’inégalité et la pauvreté. Appuyant sur Bachelard (1934), on pourrait dire que l’auteur vit dans une sorte de clivage : Tantôt il est poète sans pour autant abandonner le monde scientifique. Cependant, on ne peut vivre en aucun cas les deux mondes. Car, l’expérience première au-dessus de la critique, sous l’emprise du sentiment de la passion, est un obstacle à l’acquisition du savoir scientifique. Alors, la poésie pourrait être bien considérée comme un savoir qualitatif, vulgaire, non scientifique. Donc, il n’y a pas de fusion ni de mélange, d’où une rupture sans continuité. De toute façon, Maurice doit vivre dans ce clivage. C’est l’avenir de toute scientifique. C’est toute la complexité de la pensée, même l’homme ordinaire est dans cette ambigüité.
La réflexion que nous venons de faire à partir de l’œuvre de Maurice Cadet nous pousse à dire que la pensée de Maurice est une pensée émancipatrice, dans la mesure où elle est critique, conscientisante et surtout libératrice. Maurice Cadet nous emmène vers un accomplissement de notre être. En plus, la situation de Maurice Cadet est celle de tout un chacun, car elle est pataugée dans le bouleversement, des difficultés de toute sorte successible même de lui ôter le goût de la vie, mais l’essentiel Maurice a pu résister et s’en sortir. Et ceci de ses propres grés : Son retour à sa ville natale après tant d’années d’exil en terre étrangère en témoigne. La situation de Maurice nous laisse comprendre que la vie est faite de chaos, l’important c’est d’en sortir.
Bibliographie
Bachelard.G.(1934). La formation de l’esprit scientifique. Paris.J.Vrin
Cadet, M. (2001). A voix basse . Québec: Phi. Forge.
CADET, M. (2018). Cicatrice. Jacmel: Pulucia.
Cadet, M. (2014). Errances Canailles suivi de Koze D'Amou. Jacmel: La dodine .
Cadet, M. (2018). Jacmel d'Antan, Aller retour. jacmel: Pulucia.
Cadet, M. (1998). Onde Vagabonde. Québec: Phi. Grand océan.
Cadet, M. (2018). Reuqiem pour une soutane princière. Jacmel: Pulucia.
Cadet, M. (2014). Si jacmel dd'antan m'étant cont'e sui de À jacmel avec l'amour . Jacmel: La dodine.
Cadet, M. (1989). Turbulences. Québec: Sagamie.
Freire, P. (1980). Pédagogie des opprimés. Paris: Maspero.
Rancière, J. (1987), Le Maître Ignorant, Paris, Fayard.
Marx. (1980). manifeste du pari communiste. Paris: Classqiue des sciences sociales.