Avec le départ de Marcel B., comme nous l’appelions, c’est un pan entier de la vie sociale et culturelle du Port-au-Prince du 20e siècle qui s’effondre. Un pan aussi de l’identité haïtienne menacée d’extinction sous l’effet conjugué de l’attrition, de l’émigration massive, de la démission des élites et du triomphe de l’anarchie. Les milieux de l’histoire d’Haïti perdent aussi, avec cette disparition brutale, un de ses très beaux fleurons.
Si la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie encaisse aujourd’hui un coup violent avec la disparition brutale de cet ancien membre de son Comité directeur, la perte est encore plus grande pour le Bas-Peu-de-Chose, « son bel amour, sa déchirure », pour parler comme le cinéaste français José Pinheiro.
Que dire alors de ses filles Myriam, Dominique et Rachel, de ses enfants et petits-enfants qui ont vu disparaître tour à tour son épouse Ena ainsi que son cousin Claude B. avec qui il a signé de nombreux livres ? La famille élargie des Bonaparte Auguste a aujourd’hui grandement besoin du réconfort de toutes celles et de tous ceux qui ont aimé et vénéré le grand bonhomme qu’a été Marcel B.
Ce grand monsieur dont nous célébrons aujourd’hui la vie n’a pas seulement été un éducateur émérite, un chercheur rigoureux et infatigable, un historien de renom, un écrivain de gros calibre et un grand patriote. Par-dessus tout, Marcel a su cultiver à merveille et concilier en même temps un attachement indestructible à la terre natale avec un amour tout aussi intense pour la patrie d’adoption.
Derrière ce personnage connu du grand public et son impressionnante stature, il y avait une histoire et toute une société qu’il convient d’évoquer, ne se serait-ce que brièvement, à l’occasion de ses funérailles. En plus de tout ce que nous venons de mentionner, l’imposant bonhomme qu’était Marcel B. était dans l’intimité, dans sa vie familiale et les relations sociales un modèle d’entregent, de délicatesse, de chaleur humaine et d’élégance morale. Bon époux et bon père, ami sincère, chaleureux et généreux, militant de toutes les bonnes causes, Marcel B. a été tout cela en même temps et il a mené dans la plus grande humilité une vie exemplaire. Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la plupart des amis réunis aujourd’hui pour accompagner Marcel une dernière fois ne connaissent que quelques tranches de sa vie privée ou professionnelle ou certains aspects de son œuvre et de sa personnalité. Pour satisfaire leur curiosité bien légitime, j’essaierai de retracer à vol d’oiseau le parcours de ce gamin espiègle et railleur du Bas-de-Chose qui, au terme d’une longue course d’obstacles, s’est éteint l’hiver dernier dans cette austère ville de Québec. Si je devais un jour écrire le tome 2 de son succulent petit livre de souvenirs intitulé Si Bas-de Chose m’était conté, le premier titre qui me viendrait à l’esprit serait sans doute : Des ruelles du Bas-Peu-de-Chose à la Grande allée de Québec. Cette biographie serait une lecture passionnante et instructive à offrir à la fois aux gens de sa génération et aux plus jeunes, actuellement en panne de modèles. Pour moi, comme pour tous ceux qui l’ont bien connu, Marcel a été, d’abord et avant tout, un authentique fils du Bas-Peu de-Chose et il a porté cette ville dans son cœur jusqu’à son dernier souffle. Dans la présentation qu’il faite de ce secteur de Port-au-Prince, Marcelle définit comme « une ville dans la ville », mais à laquelle manquait une seule chose, les locaux de l’Administration publique. Tandis que le nom de Georges Corvington est resté associé à l’histoire de Port-au-Prince, celui de Marcel B. Auguste est indissolublement lié à la sociologie du Bas-Peu-de-chose. Marcel en connaissait chaque petite ruelle, chaque lakou, chaque perron, chaque corridor, chaque galerie.S’il connaissait toutes les sommités, les personnalités politiques, militaires, littéraires et religieuses de sa « ville », il en connaissait aussi les plus humbles comme Madan Ravèt et Masèl Kokob; les plus cocasses comme Lolit gran manjè; les plus pittoresques comme Alfredo Moreno Di Mambo qui faisait les délices des habitués du Rex Théâtre.
Étant moi-même un fils adoptif du Bas-Peu-de-Chose, je me suis inspiré grandement de l’exemple de Marcel quand j’ai commencé mon aventure dans l’écriture avec mon livre intitulé De mémoire de Jérémien –Ma vie, ma ville, mon village. Je profite de cette occasion pour lui rendre, une fois de plus, un hommage très mérité. Pour rafraîchir la mémoire des habitués du quartier dans les années 1950 et donner aux autres une idée du parcours de ce grand bonhomme, je mentionnerai qu’il est né à la ruelle Waag en 1931, mais qu’il s’est pleinement épanoui dans le secteur de la Place Jérémie. Un quartier bouillonnant d’activités de toutes sortes et qui hébergeait une église, la chapelle Saint-Gérard; deux grands hôtels, Oloffson et Castel Haïti; et même, à partir des années 1960, un cinéma, le ciné El Dorado. Dans la vision de Marcel, Place Jérémie était, avec ses majestueux lampadaires, « le poumon du Quartier ». À la faveur du recul d’environ trois quarts de siècle que nous avons aujourd’hui, je me rends compte que Marcel est véritablement entré dans l’âge adulte au milieu de quatre générations qui ont profondément marqué notre société. Au haut de cette pyramide, il y avait ces grands messieurs qui contribué à façonner notre société et la vie politique du pays. Assis sur la grande galerie surélevée de la maison Bonaparte Auguste, ils portaient redingote, fumaient le cigare et jouaient aux cartes en parlant histoire, politique, relations internationales... Dans la petite assemblée de notables que formaient ces habitants du quartier, il y avait l’illustre Cadet Jérémie, décédé à 100 ans en 1958 au terme d’une carrière politique orageuse ; on trouvait aussi le juge Lélio Vilgrain, nommé président de la Cour de Cassation en aout 1957; l’avocat Franck Sylvain, nommé président provisoire du pays, en févier 1957; le docteur Édouard Pétrus, passé à deux doigts d’une présidence provisoire en 1957. Il y avait également le père de Marcel, le juge Granville Bonaparte Auguste, décédé en 1966. Et j’en passe. Dans la génération de Marcel, il y avait des gros canons dans toutes les disciplines et les sphères d’activité : les Georges Dabas, André Fareau, Guy Douyon, Jacques et Alix Vilgrain, Sonson Alerte, René Vertus, lesChicoye, les Adam, les Alcindor, les Holy, les Civil, les Durand, les Cinéas, etc.
Parmi les têtes d’affiche sorties de cette pépinière, il y avait aussi le chroniqueur Aubelin Jolicoeur, le bouillant militant politique Windsor K. Laferrière, futur maire de la Capitale et père de l’Académicien, les influents frères Alix et Toto Cinéas, Claude et Adrien Raymond, etc.
Dans son livre souvenir, comme dans ses rencontres avec les amis,Marcel n’a jamais cessé de remémorer les bons moments passés en compagnie de ces vieux amis jusqu’à ce que les méfaits de la dictature acculent cette tranche de la population à l’exil.
En dessous de ce premier niveau de la pyramide, il y avait deux autres groupe d’âges : un premier qui était dix ans plus jeune que Marcel, celui des Frantz et Éric Cavé, des Fritz Fougy, Toto Fénelon et moi-même qui professions une grande admiration pour lui; le second, celui des enfants du voisinage et de la Place Jérémie qu’il observait avec une affection évidente. Marcel les connaissait tous, car il n’avait pas d’âge et se plaisait autant en la compagnie des gens de son âge que dans celle des aînés et des plus jeunes.
Marcel était un être complet et presque parfait. Extrêmement exigeant envers sa propre personne, il était également très affectueux et compréhensif envers les déshérités du sort, sans jamais manifester la moindre condescendance envers eux. Vertical, au sens propre comme au sens figuré, cet avocat de formation et ce fils de juge a abordé l’analyse politique et la recherche historique avec une rare impartialité. Avec aussi un rare courage, affrontant constamment des lectorats et des auditoires influencés par des idées préconçues ou des optiques différentes de la sienne.
Par ailleurs, Marcel était une encyclopédie vivante. Un de ces intellectuels des écoles de la Renaissance et du siècle de Lumières qui refusaient la spécialisation à outrance pour privilégier une grande ouverture sur les diverses branches du savoir. C’est ainsi qu’il a, dans le cadre de la rédaction de L’expédition Leclerc, 1801-1803, passé pendant plusieurs années ses vacances d’été à Paris pour éplucher les archives des ministères français de la Marine, des Colonies et des Armées. Au terme de ce projet d’écriture, en 1985, sa connaissance des questions militaires était telle que les généraux et colonels français à la retraite avec lesquels il discutait tous les jours à Vincennes avaient du mal à admettre qu’il n’était pas un militaire de formation. C’est que cet esprit particulièrement curieux avait accumulé une culture multidisciplinaire qui lui ouvrait toutes les portes du savoir, y compris l’art de la guerre. Détenteur d’une licence en droit et d’une licence en sciences sociales de la Faculté de droit de Port-au-Prince, Marcel avait également décroché au Québec une maîtrise en science politique à l’Université Laval. Pendant les 30 années passées à enseigner à l’Académie de Québec, devenue le CEGEP de Sainte-Foy, il a continué à enrichir sa formation pour s’éteindre dans la peau d’un des grands intellectuels de son temps. Sa contribution à l’avancement de la recherche en histoire a été d’abord reconnue et récompensée en 1984 en Haïti par le prestigieux Prix de la Société haïtienne d'histoire et de géographie.
En 1986, il recevait à Paris le Prix Paul Rivet de l'Académie des Sciences d'outre-mer. Je me prosterne respectueusement devant sa dépouille et ses réalisations spectaculaires. Je réitère mes plus sincères condoléances à Myriam, Dominique et Rachel, à ses petits-enfants, aux nombreux cousins, cousines, amis et autres proches venus de différentes villes du Continent pour accompagner Marcel à sa dernière demeure.
Mon très cher et grand Marcel, que ton âme repose en paix !