À chaque trimestre, nous attendions, avec fébrilité pour certains et angoisse pour d’autres, ce moment où la direction se présentait dans chaque classe pour remettre les carnets (bulletins). Qui sera le premier ou le dernier de la classe ? Serait-ce encore Marie la première ou Jeanne la dernière ?
À chaque trimestre, nous attendions, avec fébrilité pour certains et angoisse pour d’autres, ce moment où la direction se présentait dans chaque classe pour remettre les carnets (bulletins). Qui sera le premier ou le dernier de la classe ? Serait-ce encore Marie la première ou Jeanne la dernière ? Ou encore notre nom va-t-il être cité parmi les 3 premiers de classe ? Autant de questions qui trottaient alors dans nos petites têtes.
Le moment tant attendu arrive enfin. La directrice ou le directeur entre dans la classe et, après une brève salutation, se met à citer d’une façon solennelle les noms des élèves, selon leur classement : Marie, première avec une moyenne de 9… Jeanne, dernière avec 3 comme moyenne. Fièrement, le premier ou la première de classe se lève pour recevoir son carnet. Le dernier ou la dernière de classe, les larmes aux yeux, se traîne jusqu’à la directrice pour recevoir le coup fatal : redoublement, lorsqu’il s’agissait du carnet du 3e trimestre.
Les résultats du baccalauréat s’inscrivaient également au chapitre des moments ayant marqué notre vie estudiantine. Occasion où élèves, parents et disons toute la ville, rivés devant leur poste de radio, écoutaient l’égrènement sans fin des noms des plus chanceux aux examens du bac. Voilà le portrait ou le supplice enduré pendant ou depuis des années par les élèves haïtiens. Ils étaient très tôt confrontés à des verdicts scolaires qui engageaient leur avenir. Les résultats, indicateurs de la performance des élèves, étaient publiquement annoncés. Pour le classement des élèves, basé sur un système méritocratique, on recourt à l’utilisation de notes pour les évaluer et ainsi instaure-t-on une pratique de comparaison entre ceux-ci. Ce qui a eu et a pour effet de favoriser les compétitions interindividuelles.
Or, les résultats des études compilées montrent que des pratiques pédagogiques axées sur la compétition instaurent des inégalités entre les élèves et nuisent aux relations dans la classe. La non-motivation, les comportements conflictuels et le rejet sont autant de signes négatifs marqués par une approche axée sur la compétition et la comparaison dans toute institution scolaire. Le degré de compétition en classe peut saper l’estime de soi et, du même coup, la réussite scolaire.
Dans un tel environnement, les élèves font délibérément le choix ou se retrouvent forcés de se comparer les uns aux autres. Ceux en difficulté sont perçus par leurs camarades et par leur entourage immédiat comme des « fainéants » et des « crétins ». Ils sont tenus responsables de leur situation. Combien de fois, en effet, n’avons-nous pas entendu des parents et même des enseignants leur proférer des menaces du genre « Ou pap janm anyen ».
Ces élèves en grands troubles d’apprentissage, dont les besoins individuels n’étaient pas pris en compte, étaient tout simplement victimes de préjugés entraînant des comportements discriminatoires à leur égard. Ils étaient déjà catalogués dans le groupe de ceux qui ne réussiront pas leur vie. Les enseignants les ignoraient dans la classe. C’étaient toujours les premiers de classe qui étaient interrogés ou cités en exemple. Quant aux pauvres parents des élèves « marginalisés », qui ignoraient que ces derniers avaient besoin de plus d’aide que de remontrances, ils les fouettaient jusqu’au sang et alertaient tout le quartier avec leurs cris de colère, ajoutant ainsi à la déconvenue de leurs propres enfants.
Heureusement, la vie a tôt fait de nous prouver l’inexactitude de la menace « ou pap janm anyen ». En effet, ces élèves, jugés par le passé comme incompétents, sont devenus pour la plupart des femmes et des hommes utiles à la société. Ils se sont pris en main en relevant le défi de s’y forger une place. C’est tellement un plaisir de les voir passer sur les réseaux sociaux. Ils/elles sont comptables, enseignants, coiffeurs, entrepreneurs, avocats, secrétaires, infirmiers… et nous en passons. Ce n’est pas le système éducatif tel quel décrit qui explique leur réussite.
Un tel système prévaut-il encore de nos jours ? Question à laquelle nous tenterons certainement de répondre prochainement. En attendant, présumant que la réponse est positive, nous prônons déjà l’apprentissage coopératif en lieu et place de l’apprentissage compétitif. La compétition égoïste doit disparaître de l'éducation et être remplacée par la coopération qui enseigne à l'enfant, dès son plus jeune âge, à mettre son individualité au service de la collectivité. Ce qui aiderait grandement la cause et le redressement de la société haïtienne.
Tout commence sur les bancs d’école. Alors, arrêtons d’entretenir les préjugés dans le milieu scolaire et d’encourager les comportements discriminatoires. Attelons-nous à repenser l’éducation de nos enfants, dès leur plus jeune âge, pour la réussite de tous et ainsi contribuer à la refondation de l’Haïti de demain, de l’Haïti que nous voulons et de l’Haïti dont nous rêvons.