Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le vieil adage. Ils ne se sont surtout pas rassemblés pour la manière dont les âges différents ont abordé les multiples problèmes fondamentaux auxquels ils ont dû faire face.

 Comment oser soutenir que 
                                              ce qui est beau n’est pas beau?
                                Platon, Hippias majeur

    Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le vieil adage.  Ils ne se sont surtout pas rassemblés pour la manière dont les âges différents ont abordé les multiples problèmes fondamentaux auxquels ils ont dû faire face.  Dans le cas contraire, ces âges ne se seraient point différenciés et l’analyste le plus averti aurait eu de la difficulté à établir la ligne de démarcation entre eux, comme par exemple entre ancien et nouveau ou entre classique et moderne.  Nous allons dans le cadre de cet article épiloguer autour du thème de la beauté, particulièrement à travers ses caractéristiques de visibilité, de fascination et d’accessibilité; mais il est clair que tout le monde n’en saisit pas la dimension avec la même lorgnette bien qu’il y ait l’un ou l’autre dénominateur commun pour lequel l’unanimité ne fait point de doute.  Autrement dit, les canons et les mesures d’appréciation de la beauté peuvent être modifiés d’une époque ou d’une génération à l’autre mais le sens, la valeur, la magie de la beauté demeurent inchangées, quel que soit l’âge ou la génération considéré.


    Beauté
        La beauté peut se définir comme la qualité, l’attribution d’un être, d’un objet, d’une pensée ou d’un ensemble de tout cela qui le rende agréable, admirable à nos sens et à notre intelligence.  Il est vrai que la beauté concerne à la fois les choses matérielles et spirituelles, mais il n’en est pas moins que la beauté est un phénomène lié avant tout au sens et plus spécialement à la vue et après coup à l’esprit, à l’intuition et au raisonnement.  La Belle au bois dormant de la légende que le prince amoureux, téméraire et intrépide vient réveiller d’un sommeil de plus de cent ans, le Bel-Ami de Guy de Maupassant qui fait tomber les dames par sa moustache et son visage irrésistible, le bel et vivace aujourd’hui de Stéphane Mallarmé, resplendissant de clarté et de sérénité, ne se situent pas dans le même registre que celui du beau parleur petit faiseur qui agace beaucoup plus qu’il ne séduit par son langage haut de gamme.  Par ailleurs, Aphrodite qui, dans le cercle de l’Olympe, n’a que sa seule beauté plastique pour arme et Adonis qui n’a pu compter que sur l’attrait de son physique n’auraient

 sans doute pas autant de succès à notre époque où la beauté naturelle doit,pour s’imposer, se parer d’artifices bien déterminés et se soumettre à certaines lois de l’ordre de la prestance, de la forme, de la démarche ou de la cadence que les censeurs et les critiques avertis auront eux-mêmes préétablies. Au bout du compte, d’une époque à l’autre, la beauté ne s’est pas relativisée, elle est toujours demeurée comme un point d’orgue, un sommet attirant, un universel incitatif comme la vérité, la liberté ou l’excellence. Toutefois, ses horizons d’appréciation et d’interprétation se sont beaucoup diversifiés si bien que les préjugés la concernant dans les relations humaines plus directement et faisant référence à la couleur, aux origines, à la race ou à la nationalité se sont progressivement oblitérés pour faire place à des considérations beaucoup plus objectives et raisonnables.

2.    Beauté et visibilité
        L’un des aspects les plus caractéristiques de la beauté est la visibilité.  Ce qui est beau est fait pour être vu, revu, admiré, contemplé.  Nous venons de dire plus haut qu’en principe la beauté est faite pour la vue et de manière subsidiaire pour les autres sens.   A cette adresse, la métaphysique classique, liée au courant aristotélico-thomiste, distingue les transcendantaux, autrement dit les valeurs supérieures communes à tous les êtres mais que l’on ne retrouve pas chez eux dans les mêmes proportions (cf. Élisabeth Clément, Chantal Demonque, Philosophie, Terminale ES, Hatier, 1995).  Ce sont l’unité, la vérité, la bonté, la beauté et la distinction.  Par pure coïncidence ou par nécessité, que sais-je? À chacun de ces transcendantaux correspond une adéquation de nos sens : 1o) à la bonté répondent les odeurs (un bon parfum); 2o) à la vérité, les saveurs (un vrai fromage de France ou un vrai vin d’Italie, ou encore un vrai café d’Haïti; 3o) à l’unité, le toucher (une surface lisse, unie); 4o) à l’ouïe répond la distinction (un son précis, une voix claire); 5o) et enfin à la beauté fait pendant la vue (un beau site, un beau spectacle, un beau quartier, etc.).

    La beauté est objet d’agrément, de contemplation; et sans contemplation la beauté ne sert de rien.  La contemplation est possible grâce à deux éléments : un contemplateur dont l’attention est fixée et un objet à contempler que fixe l’attention.

    À la beauté, la visibilité n’est pas seulement suffisante; elle est aussi nécessaire.  La nuit, tous les chats sont gris.  En d’autres termes, dans une ambiance nocturne, beauté et laideur se confondent.  Toutefois, ce qui qui est beau ne supporte pas la confusion des ténèbres.  Il doit s’en dégager par sa propre splendeur, sa propre luminescence ou à l’initiative d’une intelligence qui, par l’art et le langage, en dessine les traits comme il nous est donné de le découvrir à travers la peinture, la littérature, voire la sculpture, la danse et la musique. 

3.     Beauté et fascination
Baruch Spinoza, l’un des théoriciens majeurs de l’éthique du bonheur et de la liberté, associe effectivement le bonheur à l’amour et à la joie et le malheur, à la tristesse et à la haine (B. Spinoza, Ethica, 1670). Un être, naturellement joyeux, est porté par l’amour et est vecteur de bonheur tandis qu’un autre, irrémédiablement triste, est souvent sollicité par la haine et peut contribuer par voie de conséquence, a son propre malheur et à celui du prochain.

Parallèlement, la beauté est non seulement objet de contemplation et d’admiration, elle est aussi objet de dilection, de plaisir, d’émerveillement. Les touristes ne se rendent pas à leur destination privilégiée tout simplement parce que la curiosité à leur endroit les a piqués mais aussi et surtout parce qu’ils espèrent en être éblouis, émerveillés. Beaucoup de récits de voyage en témoignent. La littérature mondiale en foisonne. Quelques acteurs et quelques textes auxquels nous sommes plus ou moins familiers, me reviennent tout de suite à l’esprit.  Je voudrais citer La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars.  L’invitation au voyage de Charles Baudelaire et Zazie dans le Métro de Raymond Queneau. Je n’oublierais pas non plus, pour   être plus près de nous, L’énigme du retour de Dany Laferrière ou Eros dans un train chinois de René Depestre. 

En effet, la beauté est tentaculaire en raison de l’effet de fascination et d’émerveillement qu’elle exerce sur ses sujets. Envers Narcisse, par exemple, la postérité a été peut-être trop sévère. La légende retient que le jeune éphèbe s’est noyé en se laissant entrainer dans le bassin par la fascination du reflet de sa propre image. On a toujours laissé croire qu’il s’est anéanti à cause de l’outrance de son ego.  Et si c’était plutôt à cause de l’irrésistibilité d’un tel tableau?

    
4.     Beauté et accessibilité
        Il est une loi naturelle que la beauté enchante, attire et stimule au lieu que la laideur désole, repousse et décourage.  Un beau film, une splendide mise en scène, un concert magnifique sont destinés à connaître le succès et à être couronnés des ovations de la grande foule tandis que le décor lamentable de la mise à mort de prisonniers condamnés injustement ou des séances de torture en système de répression ne « mériteraient » que la présence de journalistes et de reporters pour la chronique de leur dénonciation.  Dans le Sermon sur la Montagne, le Christ enseigne qu’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais pour l’exposer sur le lampadaire afin qu’elle éclaire autant que possible.  
    
    En ce sens, l’accessibilité joue un rôle tout aussi décisif que la visibilité ou la fascination dans la mise en évidence d’une œuvre belle ou d’un décor merveilleux. Plus on s’approche d’eux, mieux ils nous parlent et nous interpellent.  Il n’est pas seulement question de bovarysme ou de snobisme quand les gens s’achalandent pour visiter des sites touristiques, historiques, culturels ou religieux tels que la Statue de la Liberté à New York, la Tour Eiffel à Paris, les Pyramides en Égypte, le Marron Inconnu à Port-au-Prince ou la Citadelle Laferrière à Milot, la basilique Notre Dame du Cuivre à Santiago de Cuba, la Joconde au Musée du Louvre ou le Jugement dernier au Musée du Vatican. La distance est froide et la proximité, enthousiaste, chaleureuse.

    Hélas! de grands et beaux esprits, tels que Saint Augustin, Platon ou encore Emmanuel Kant ont rapproché arbitrairement la couleur noire de la laideur et la couleur blanche de la beauté, sans nuancer leur propos.  Ils n’ont peut-être pas été aussi bien inspirés en leurs moments de dérive et de désordre intellectuel que le roi Salomon dans sa sagesse exemplaire lorsqu’il faisait l’éloge de la Sulamite « noire mais belle ».

    De toute façon, à moins que l’on ait les yeux crevés ou les sens rassis, nous devons concevoir qu’une beauté de n’importe quelle couleur, enthousiaste et chaleureuse, est préférable à une beauté froide, indifférente et insipide de n’importe quelle autre couleur. La Joconde ne serait pas la Joconde si tant d’admirateurs ne devaient pas avoir l’opportunité de s’approcher d’elle et d’être conquis par son sourire si persifleur et si contagieux autant que toute autre œuvre d’art exceptionnelle dont la familiarité nous fait gagner en ouverture d’esprit et en humanité.


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    Au sujet de la valeur imprescriptible de la beauté, comme de celle des transcendantaux complémentaires, tels que la bonté, l’unité, la vérité, etc., il n’y a pas de doute. L’essence, la nature en ce ressort ne fait pas problème. On est allé jusqu’à se rendre compte depuis Aristote que l’art a la magie de rendre même à la laideur un peu de beauté : un homme grimaçant, édenté, une femme revêche, une mine boudeuse, un animal hideux; tous, ils peuvent être le substrat d’un tableau magnifique. En revanche, ce sur quoi nos esprits, même les plus sages et les plus spécialisés ont souvent achoppé et ont eu de la difficulté à s’entendre, ce sont les exposants, les commissaires de la beauté. Nous avons vu que d’excellents penseurs, artistes et poètes, ont souvent confondu la proie et les ombres, privilégié une couleur, une forme, un point de vue de manière superficielle et arbitraire sur d’autres formes; d’autres couleurs et d’autres points de vue et ceci a souvent conduit à des conceptions sinon des manifestations racistes, ethnocentristes, eugéniques insupportables. Nous avions toujours rêvé d’en parler, d’exprimer notre désaccord en ce sens mais aussi de dire que la beauté n’est pas relative mais qu’elle n’est pas non plus la chasse gardée dans son expressivité de quelques intelligences qui se croient supérieures aux autres, qu’elle est un concept essentiellement analogique mais que son premier analogue n’est ni le noir, le blanc ou le rouge mais tient plutôt de l’harmonie, de l’enthousiasme et du rayonnement de l’ensemble des êtres et des choses.