Les droits ne sont la chasse gardée d’aucun ayant droit, de quelque nature qu’il soit. IL n’est pas question qu’on les envisage au premier abord dans leur incarnation sous forme de privilèges, de prérogatives, de garanties, de préséances ou de suprématie.
Les droits ne sont la chasse gardée d’aucun ayant droit, de quelque nature qu’il soit. IL n’est pas question qu’on les envisage au premier abord dans leur incarnation sous forme de privilèges, de prérogatives, de garanties, de préséances ou de suprématie. Les fruits doux du droit ne peuvent être cueillis en aval, en amont, il doit bien y avoir quelque chose de moins sucré, de moins onctueux, de plus prodigue, de plus ascétique ; et ce quelque chose, c’est la charge pesante du devoir, de l’obligation, de la responsabilité, particulièrement dans le domaine du commerce et des relations entre les hommes.
Les droits et les devoirs sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. Il n’y a pas de droit qui ne se suscite sans qu’il n’y ait une obligation à son fondement. De même, il n’y a pas d’obligation gratuite qui soit imposée sans qu’elle ne débouche sur l’appropriation ou la réappropriation d’un droit oublié ou lésé.
Nous sommes émerveillés à la lecture du livre de Job du chapitre premier verset 21 où il est dit ceci : « Nu, je suis sorti du sein maternel, nu j’y retournerai. Yahvé avait donné, Yahvé a repris. Que le nom de Yahvé soit béni ! ». Nous sommes émerveillés devant la sagesse de la conviction populaire qui soutient qu’en venant au monde l’homme n’a rien apporté et, qu’en le laissant pour aller vers sa tombe il n’y apportera rien. Nous sommes tout aussi émerveillés à la lecture de l’un des passages des fonctionnements du droit naturel de Fichte, lequel établit la véritable grande différence entre les hommes et les animaux. Ceux-ci naissent achevés, terminés. Dès leur apparition sur cette terre ils jouissent d’une certaine forme d’autonomie leur permettant de survivre et sont capables de prendre des initiatives susceptibles de les mettre à l’abri du danger et de la nécessité. En revanche, ceux-là viennent au monde complètement désarmés ; et tout ce qu’ils doivent entreprendre, c’est au terme d’un apprentissage, d’un entrainement souvent malaisé et exigeant qu’ils doivent y parvenir.
DEPOUILLEMENT ET RESPONSABILITE
L’expérience de Job qui a tout perdu et qui se retrouve privé de tout équivaut à peu près à la condition existentielle du nouveau-né.
L’unique différence est que Job a pris conscience de son état misérable alors que le nouveau-né n’est même pas encore informé du sien. Job a également conscience qu’il a perdu l’ensemble de ses droits et privilèges. Or le nouveau-né ne sait même pas s’il pourra en jouir, tout du plus, il les sent comme par exemple quand il a faim, il réclame du lait et plonge aussitôt sa petite bouche vers le sein maternel.
Ainsi dès le commencement l’homme sait qu’il a des droits et c’est déjà une preuve de son existence autant que dans la philosophie cartésienne, la seule idée de l’infini de Dieu suffit à nous faire admettre la réalité de son existence. Cette conscience inchoative dans les premières sensations de faim, de soif, de nudité, de douleurs névralgiques, intestinales, et au fur et à mesure de son développement va se rendre compte de son dépouillement, de ses privations et de la nécessité de les combler. À cette enseigne la leçon de Job est devenue capitale. Elle préfigure même celle du crucifié, dépossédé de sa condition et de ses attributs royaux, qui va les reconquérir avec le miracle de la résurrection. Ceci nous amène à déduire que les cris récurrents du nouveau-né importuné, contrarié, ne sont pas seulement ceux de l’insatisfaction de ses besoins mais aussi et surtout ceux de ses droits naturels, inaliénables méconnus ou refoulés que le sens de responsabilité plus déguisé de ses tuteurs est invité à réhabiliter et à consolider.
DEPOUILLEMENT ET SOLIDARITE
Comme le sens de responsabilité, la solidarité est une vertu innée chez l’homme et est par conséquent orientée dans la perspective de la conquête du respect et de la réalisation de ses droits. Pour réitérer le constat de Job, il vient du monde complètement, nu, en apparence dépourvu de tout et pour répéter le mot de Pascal, il est en réalité le roseau le plus faible de la nature. Il ne peut rien par lui-même et s’il doit entreprendre n’importe quoi, ce sont les autres qui, pour ce faire, devront lui tendre la main. Donc, il est essentiellement un être-avec-les autres, un mitsein comme dit Heidegger et non un être-contre-eux (Being against). Son prédécesseur Hegel a partagé le même point de vue : « L’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective : et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat »
Ainsi, l’association, la solidarité deviennent le sens, l’orientation catégorique de l’existence humaine et de son évolution. Tout autre choix ne peut que lui être préjudiciable. L’individu en lui-même est déjà sous l’empire de la fébrilité, de la précarité. Il ne peut s’imaginer qu’il va s’en défaire pour acquérir puissance et force en s’opposant systématiquement a ses semblables. Sur ce point, nous ne pouvons que souscrire à la thèse de Hobbes développée dans le Léviathan selon laquelle les hommes ont commencé par suivre leur instant bestial en se déchirant pour l’appropriation des sens et le dépouillement des autres. Toutefois à un certain moment, ils ont dû se rendre compte qu’il n’y aurait pas de véritable gagnant à ce cruel exercice d’élimination continuelle. Ils se sont finalement rendus à la raison et ont alors décidé de surseoir à leurs différends et de mettre de l’ordre dans leur cohabitation pour éviter la totale extinction et inaugurer l’aventure d’une vie tranquille. Voilà à quel niveau il y a lieu de comprendre qu’après la vie, la paix véritable, celle des cœurs ajoutés à celle des rues, constitue le bien fondamental de notre condition, avant toute autre expression de confort et d’abondance.
DEPOUILLEMENT ET ACOMPLISSEMENT DE SOI
À son apparition sur la terre, l’être humain ne fait pas seulement l’expérience de la détresse de sa nudité mais aussi celle de l’obligation de son accomplissement de la réalisation de soi. L’enfant crie en pleurant son infortune, sa privation, son insatisfaction mais ne s’enlève pas la vie, ne se soustrait pas de l’existence exposé constamment au danger, sauf quand il se sait en totale confiance dans les bras de ses parents. L’enfant qui n’entreprend rien de lui-même retarde sa croissance, diminue sa part de conquête du monde et ose tout ce qui lui en facilite l’évolution. C’est tout naturellement qu’il s’y ingénie de la preuve supplémentaire de la congruité du droit naturel.
Par ailleurs, l’être humain, dès la naissance, est tout aussi sensible à la légitimité de son ascendant sur cette nature qui l’héberge. Il y évolue comme si tout lui appartenait, comme si tout était à sa disposition. On l’emmène chez un voisin, il y voit un gadget ou une bagatelle qui l’intéresse ; il veut l’emporter comme si le gadget ou la bagatelle appartenait à ses parents, un ami vient visiter ces derniers, il est venu avec son automobile ; on l’y introduit ; il s’installe à la place du chauffeur comme s’il en était le propriétaire.
Pour le distraire davantage, on lui amène comme compagnon de jeu un chaton ou un chiot. Au premier élan, il impose sa loi et est prêt à rappeler à l’ordre le petit animal a la moindre tentative de perturbation.
Malgré son dépouillement natal, l’homme possède la conscience naturelle de son empire sur le monde. Au fur et à mesure qu’il évolue cette conscience s’aiguise et s’approfondit sur la nécessité de la réalisation de soi. Chemin faisant, il s’aperçoit qu’un tel objectif ne peut être atteint dans la confusion, le désordre et la confrontation aveugle. Il faut tout d’abord à cela un climat de paix et de tranquillité auquel il doit contribuer comme l’ensemble de ses partenaires. Il lui faudra ensuite la lucidité pour découvrir que la réalisation de soi n’est pas automatique et que pour y parvenir, il y a un long chemin à parcourir et sur ce parcours, il lui faudra semer des grains enrobés de capsules de valeur liées à la responsabilité, au désir de coopération, de mise en commun, à l’entraide, à la fraternité, à la saine émulation, etc…. Il lui faudra enfin cette même lucidité pour savoir que le combat pour la conquête et la mise en valeur de ses droits autant de ceux d’autrui est un combat permanent et qu’aucun sacrifice n’est superflu à leur sauvegarde, à leur entretien et à leur exercice.
DROITS ET AYANTS DROIT
Les inégalités sociales ne relèvent d’aucun hasard, d’aucune inclination, d’aucun caprice de la nature mais de la légitimation inclue d’ayants droit de toutes sortes, qu’ils soient censitaires ou usurpés. Elles se sont manifestées dès les premiers éveils de l’humanité et semblent destinées à se poursuivre jusqu’à son déclin malgré les réserves exprimées dans les évangiles et dans les manifestes des grandes révolutions anticolonialistes, antiesclavagistes et anticapitalistes des temps modernes et de l’âge contemporain. Les nations-Unies ont proclamé dans leur charte fondamentale des Droits Humains l’égalité et la fraternité universelles mais des tranches d'hommes civilisés, cultivés, exceptionnels même persistent à croire et à soutenir qu’il y a plus que des différences d’épiderme et de morphologie entre les hommes et qu’ils n’ont pas été créés pour être logés à la même enseigne. Platon a cru dans le principe de la hiérarchisation familiale avec le père pour chef, la mère et les enfants pour disciples. Aristote a soutenu la thèse de la division de l’humanité en deux classes : La première destinée à diriger et la seconde à obéir. Les meilleurs jurisconsultes romains jugeaient plus que normale la répartition des habitants en plébéiens et en praticiens. La révolution française, malgré sa contribution énorme en matière de promotion des Droits de l’homme ne s’est pas beaucoup employée à éradiquer l’esclavage, ni faire disparaitre non plus les préjugés de classe et d’appartenance dans les colonies. La révolution russe émancipatrice du prolétariat, a rempli les goulags d’opposants à l’idéologie marxiste-léniniste et radié les confessions religieuses de la carte de sa domination. La révolution chinoise n’a pas fait mieux et le capitalisme qui redouble d’influence après la chute du mur de Berlin en 1990 est loin de faire progresser la volonté tout simplement théorique de la diminution du fossé entre riches et pauvres, entre possédants et démunis. La conscience d’un tel état de fait, si loin de l’objectif, nous porte à croire que la lutte pour l’égalité des chances et des droits ne serait qu’une chimère et qu’il n’y aurait pas lieu de perdre son temps à se dévouer pour elle. Les défenseurs de cette opinion se réfèrent pour mieux s’en convaincre et convaincre leurs interlocuteurs à au moins deux arguments d’autorité ; l’un naturel et l’autre surnaturel. À cet égard, ils soutiennent que la nature a créé elle-même les inégalités (les doigts de la main sont d’inégale dimension ; les gros poissons de la mer se nourrissent des petits en toute impunité); que le surnaturel ne la désapprouve mais qu’au contraire il l’entérine dans cette entreprise « négative » que nous devons considérer comme le tribut encombrant d’un destin funeste (Dans les évangiles le Christ annonce qu’il y aura toujours des pauvres parmi nous).
Somme toute, ces arguments dont la logique entraine tout simplement à la capitulation devant leur rationalité, ne sont au bout du compte que des sophismes réfutables par de simples considérations marquées au sceau de l’esprit attentif et éveillé. Pourquoi les doigts de la main devraient-ils être de même longueur étant donné qu’ils ont été créés chacun pour une mission spécifique ? La mission de l’un est peut-être plus exaltante que celle de l’autre mais cela n’autorise nullement à conclure pour autant que le pouce est supérieur à l’index et ainsi de suite autant que, toutes proportions gardées, le col bleu ne l’est pas par rapport au vidangeux. De plus, en ce qui concerne le second argument , si le Christ a dit qu’il y aura toujours des pauvres parmi nous, il n’a pas affirmé péremptoirement que c’était inscrit dans l’ordre de la nature ou qu’il s’agissait d’une fatalité invisible mais que tout bonnement avec son regard de prophète et de lecteur des contours de l’avenir, les hommes tiendront tant à leurs privilèges et à leurs avantages et qu’ils se battront sans cesse pour les garder et ramener à eux ceux d’autrui si bien que cette opposition ne manquera jamais de repartir le corps social en nantis et en démunis .
Conclusion
Le débat autour du droit et plus spécifiquement autour des droits de l’homme, a souvent été animé avec passion, avec désinvolture même dans les cercles les plus spécialisés. La plupart ont cru que tous nos droits essentiels ont été légitimés à la naissance, sinon dès le sein maternel alors que d’autres laissent entendre que les droits véritables sont acquis par la lutte au fur et à mesure des implications et des engagements de leurs bénéficiaires et de leurs avocats au cœur des contradictions et des transformations sociales culturelles, politiques , économiques et religieuses. Antigone s’est sacrifiée pour les lois divines imprescriptibles qui ont justifié son initiative de déroger aux ordres de son oncle Créon et d’assurer une digne sépulture a son frère Polynice. Grotius, dans le Droit de la guerre et de la paix (1625), soutient sans réserve le caractère inaliénable du droit des gens (jus gentium) même en dehors de la perspective de l’existence de Dieu. En revanche, le positivisme juridique, avec Duguit, Vanni, Bergbohm, réplique, que tout droit, en dehors de ceux reconnus et entérinés par la loi, est un non droit.
En fait, personne ne nait démuni ou nanti. Chacun vient sur la terre avec des potentialités et des atouts que la communauté de ses semblables se fera une obligation d’aider à mettre en valeur. Job est sorti nu du sein de sa mère. Moise a été sauvé des eaux par la fille de Pharaon. Le Christ est né dans une mangeoire misérable alors que ses parents ne pouvaient pas se payer le luxe d’une nuit à l’auberge. Romulus et Remus, les fondateurs de Rome, ont été laissés nourrissons au compte de la nature avant qu’une louve ne les recueille et les allaite pour les restituer à la compagnie des hommes. Précisément, le symbole de la bête entretenant l’homme est très caractéristique et le destin de ce dernier qui devient une figure emblématique de sa race l’est encore davantage. Les enfants des rois et les riches héritiers, faisant leur entrée dans le monde avec une cuillère d’argent dans la bouche, ne valent pas plus que les enfants confiés aux orphelinats. L’homme de la rue, autant que le leader mégalomane qui prétend au titre de guide suprême de son peuple, détient ses droits fondamentalement de la responsabilité de ses concitoyens de son pays et de la terre entière pour qui l’égalité et la fraternité universelle ne devraient avoir de sens que dans cette reconnaissance et, par conséquent, de leur engagement à son assomption et à sa fidélité.