Le texte qui suit et un extrait du livre d’Eddy Cavé intitulé Haïti : Extermination des Pères fondateurs et Pratiques d’exclusion, qui vient de paraître au Canada.
Le texte qui suit et un extrait du livre d’Eddy Cavé intitulé Haïti : Extermination des Pères fondateurs et Pratiques d’exclusion, qui vient de paraître au Canada.
L’assassinat du président Jovenel Moïse dans sa chambre dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 à Pèlerin 5, dans les hauteurs de Port-au-Prince, a remis sur le tapis la délicate question du renversement par la violence des régimes autocratiques n’offrant ou ne garantissant aucune perspective d’alternance démocratique à la tête de l’État. Pour saisir le sens profond et la portée de cet assassinat, il convient de commencer par le placer dans le prolongement de ceux de Dessalines en 1806, de Cincinnatus Leconte en 1912, de Vilbrun Guillaume Sam en 1915. Et il y aurait lieu d’ajouter à ces précédents le suicide de Christophe survenu en 1820 au moment du soulèvement des cultivateurs du Nord à l’instigation du général Richard ; l’exécution publique de Sylvain Salnave en 1870 sur les ruines du Palais national peu de temps après son renversement , la fuite en exil de nombreux chefs d’État menacés d’exécution ou de lynchage par des insurrections triomphantes.
La longue période comprise entre les drames du Pont-Rouge et de Pèlerin 5 est marquée par une succession de renversements violents de régimes dictatoriaux, dont ceux de l’empereur Faustin Soulouque contraint à l’exil en 1857, des présidents Boyer en 1843, Fabre Geffrard en 1867, Michel Domingue en 1876, Lysius Salomon en 1888. Ces chefs d’État ont tous tenté d’instituer un ordre politique reposant sur des violations incessantes de l’ordre constitutionnel, la suppression de libertés publiques et l’emploi de la force, et ils ont tous échoué lamentablement.
Les deux seuls autocrates et présidents à vie à mourir dans leur lit auront été Alexandre Pétion et François Duvalier. Le premier dont la politique de lese grennen associée à des distributions calculées de terres s’est révélée d’une très grande efficacité, malgré les effets dévastateurs de la République de type héréditaire et de la présidence à vie; le second dont le recours à la terreur combiné à une exploitation habile des contradictions des conjonctures nationale et internationale a donné les résultats escomptés. François Duvalier est ainsi parvenu à conserver le pouvoir pendant treize ans avant de le transmettre à son fils mineur Jean-Claude, qui le gardera pendant une période additionnelle d’une quinzaine d’années.
En empruntant au football la stratégie des « passes courtes » consistant à confier le pouvoir pour cinq ans à un coéquipier sûr pour le reprendre ensuite dans le respect apparent de la Constitution de 1987, les stratèges des partis Lavalas et PHTK étaient convaincus d’avoir trouvé une formule sûre et efficace permettant de séquestrer le pouvoir pour un minimum de 20 ans. En remettant en honneur la vision autocratique et despotique des Pères fondateurs, ils ont oublié que ces derniers ont pour la plupart péri dans la violence armée et les machinations des proches du pouvoir. C’est ainsi que Jovenel Moïse a été abattu pendant qu’il était entouré des siens et que, selon toute vraisemblance, on dira de lui à l’avenir, comme on a dit de Dessalines : Pèsonn pa konnen ki mò ki touye lanpwè.
Bref, l’observation du règne des cinq chefs d’État assassinés au pouvoir et des nombreux autres renversés par des insurrections armées fait ressortir une double constante de notre histoire : une propension marquée de nos chefs d’État à concentrer entre leurs mains toutes les prérogatives et tous les instruments de coercition associés au pouvoir politique; le recours des aspirants au pouvoir et des autres opposants ou mécontents à la conspiration, l’insurrection armée ou l’assassinat du Premier mandataire.
Les coups de force immaculés
Au chapitre des enseignements de l’occupation américaine de 1915 dans la vie politique, il faudra retenir ici l’introduction de trois pratiques antidémocratiques : le référendum entaché de fraudes, la manipulation des élections, les coups d’État sans atteinte à la vie du Président. Autrement dit, un raffinement des pratiques grossières remontant à l’extermination des Pères fondateurs de la Nation.
Référendum et élections truqués
Inconnu dans les traditions politiques haïtiennes, le mode de consultation directe qu’est le référendum a été introduit au pays en 1918, un an après la dissolution des Chambres par l’Occupant sous le gouvernement de Sudre Dartiguenave.
Durant la campagne électorale américaine de 1920 aux États-Unis, Franklin Delanoë Roosevelt se vantera d’avoir écrit lui-même, pendant qu’il était secrétaire adjoint de la Marine américaine, cette constitution qu’il qualifiait de « pretty good one ». La Constitution octroyant aux étrangers le droit d’acquérir des terres est alors soumise à la ratification populaire sous la supervision des marines, et le président républicain et isolationniste américain Warren G. Harding lui-même en dira par la suite : « C’est une constitution, appelée plébiscitaire, que les baïonnettes nord-américaines ont enfoncée dans la gorge du peuple haïtien ».
En effet, il y eut 98 225 OUI, contre 768 NON, soit un pourcentage de 99,92 % à la tenue du référendum haïtien de 1918. Un deuxième référendum servira en 1935 à approuver un projet de refonte totale de la Constitution élaboré par le Législatif à la demande de Sténio Vincent.
Dans la conception des dirigeants haïtiens, le référendum, est un acte de gouvernement fort qui doit être gagné avec une majorité écrasante, peu importent les moyens utilisés à cette fin. L’ancien colonel Astrel Roland a raconté dans Le naufrage d’une nation comment il a, à la demande du gouvernement Vincent, utilisé les campagnards de l’arrondissement de Jacmel avec l’aide du préfet Barnave Craft pour assurer le succès du référendum de 1935.
Le scénario du référendum à l’américaine se répétera avec celui du 22 juillet 1985 organisé sous Jean-Claude Duvalier par Roger Lafontant pour obtenir l’approbation de la constitution adoptée cette même année. Bien que le gouvernement eût alors perdu sa base populaire, il gagna ce référendum avec une majorité incroyable de 99,98 %. Personne ne prit cette farce au sérieux, mais le résultat était presque le même que celui obtenu avec le modèle américain de 1918, soit 99,92 %.
Comble de l’hypocrisie, les membres de la Commission Forbes dépêchée en Haïti pour enquêter en 1930 sur le déroulement de l’Occupation indiquèrent clairement aux autorités haïtiennes que le gouvernement américain ne reconnaîtrait les résultats des consultations électorales qu’à la condition « qu’elles se soient déroulées sans violence et sans fraude ». Les dirigeants haïtiens n’en ont cure. Avec la complicité de l’ambassade américaine, ils manipulent les scrutins à leur guise, réinventent la méthode du bourrage des urnes qu’adoptera Vladimir Poutine pour assurer ses réélections, intimident les électeurs et proclament les résultats qu’ils désirent.
Au tournant du millénaire, l’intervention américaine dans le processus électoral se fera sans faux-fuyants avec les Clinton qui dicteront d’autorité aux membres du Conseil Électoral les résultats des scrutins tenus après le séisme de 2010. Dès lors, toutes les dérives étaient possibles, et le pays se trouvera une fois de plus livré à lui-même. Dans le même temps, il était ravagé par un violent séisme, et le personnel militaire de l’ONU y introduisait une épidémie de choléra de souche népalaise qui fit une véritable hécatombe.
Une constante trop souvent négligée
Entre l’assassinat de Dessalines en 1806 et celui de Jovenel Moïse en 2021, il y a eu une accalmie de 106 ans commencée après le lynchage de Vilbrun Guillaume Sam en 1915. Celle-ci s’explique, non par un adoucissement des mœurs ou des traditions politiques, mais par un remodelage des coups de force. Tandis que l’Occupation mettait fin à l’hégémonie des généraux venus du Nord pour confier le pouvoir à des civils, elle ouvrait une ère de manipulation des urnes et de coups d’État que je qualifierais de « coups de force immaculés ». Cette nouvelle pratique a été inaugurée avec l’Affaire Calixte en 1937, sous Sténio Vincent, puis appliquée systématiquement contre les présidents Élie Lescot en 1946, Dumarsais Estimé en 1950, Paul Eugène Magloire en 1956, Daniel Fignolé en 1957, Leslie Manigat en 1988 et Jean-Bertrand Aristide, une première fois en 1991, puis une deuxième fois en 2004.
La grande innovation des coups d’État de l’après-1935, c’est qu’ils doivent se faire et se font en réalité sans effusion de sang, tout au moins au niveau de la présidence. En outre, leurs instigateurs veulent ou prétendent tous assurer le respect de la Constitution et assurer la paix des rues, la sécurité des foyers et la protection des biens et des vies humaines. Ainsi emballés et présentés au public, les coups d’État semblent correspondre à la mission primordiale de l'Armée. Le président est alors forcé d’abandonner le pouvoir et de partir pour l’exil sous la menace des armes, de la rue ou des deux, mais sa vie est protégée par le général en chef ou le colonel qui aspire à le remplacer. Sa vie doit être protégée, car le futur chef d’État doit avoir les mains propres, immaculées.
Ce nouveau chapitre de notre histoire s’ouvre ainsi avec l’Affaire Calixte en 1937. La tentative de coup d’État contre Sténio Vincent au profit du colonel Démosthène Calixte commence cette année-là par un coup de feu qui blesse le chef de la Garde présidentielle, le colonel Durcé Armand. Presque tous les conjurés sont réunis autour du président quand il se rend à l’Hôpital militaire de Port-au-Prince au chevet de ce dernier, qui est aussi du nombre de ses amis. Ils attendent seulement un geste du colonel pour faire feu sur le président, mais celui-ci préfère s’interposer entre eux.
À la chute d’Élie Lescot, le 6 janvier 1846, le major Paul Magloire, chef de la Garde du Palais, jouera un rôle similaire de tampon, protégeant la vie du président comme l’avait fait le colonel Calixte et laissant passer la direction de la junte militaire au colonel Franck Lavaud et au major Antoine Levelt. Le même scénario se répétera à la chute d’Estimé en 1950 avec les mêmes acteurs, qui ont seulement changé de grades, le général Lavaud, les colonels Levelt et Magloire. Le 13 décembre 1956, au renversement de Magloire, devenu président en 1950, les choses se passeront de manière légèrement différente. Dans le contexte d’une grève générale paralysant le commerce, les écoles, l’Université, les tribunaux, le président sera répudié par le haut état-major de l’Armée, contraint de démissionner et de partir pour l’exil. Donc, aucune effusion de sang.
L’après-1986
La succession de coups de force qui marque l’après-1986 suit le même scénario que les précédents, avec les renversements successifs de Namphy I et II, Prosper Avril, Leslie Manigat, Aristide I et II. La vie de ces chefs d’État est seulement menacée. Ils sont faits prisonniers, obéissent aux ordres des mutins et partent pour l’exil. Deux exceptions : Préval I et II et Michel Martelly favorisés par la présence d’une force étrangère d’interposition sur le territoire national.
De Dessalines à Jovenel Moïse, rien n’a donc changé et on se retrouve au point de départ, tant du point de vue historique que politique. Dans l’émission de grande écoute « Lumière sur le monde » diffusée sur YouTube dans la matinée du dimanche 11 juillet 2021, l’écrivain Jean Fils-Aimé tentait de saisir les dessous de l’assassinat du président Moïse. Dans sa vision des choses, le président aurait été assassiné par des proches, et les Colombiens emprisonnés comme suspects auraient été appelés sur les lieux du crime après le fait pour brouiller les pistes Le modèle des coups de force immaculés avait fait son temps !
Retour sur l’expérience américaine des référendums en Haïti
Pendant que les Américains respectaient chez eux les principes de base de la séparation des pouvoirs et du respect de la volonté populaire, ils introduisaient en Haïti des pratiques de manipulation des urnes qui durent encore. Le colonel Astrel Roland, qui a reçu sa formation militaire à l’école des Américains durant le premier quart du 20e siècle, a relaté en toute franchise la manière dont il a dirigé le référendum de 1938 dans l’arrondissement de Jacmel, alors placé sous son commandement. L’auteur explique, que conformément aux instructions reçues il effectua une tournée dans les campagnes environnantes pour les paysans à venir voter en masse pour l’un des trois candidats : M. Référendum, Dr Amendement et le Dr Plébiscite.
Ce fut un véritable succès. « Les électeurs reçurent du préfet une petite somme d’argent, des mouchoirs et des provisions alimentaires. Ils nous chargèrent de transmettre leurs remerciements à M. Référendum qui, nous assurèrent-ils, pouvait compter sur eux; car ils en avaient assez des politiciens et de leurs mensonges. »
Par la suite, Sténio Vincent utilisera les mêmes méthodes pour se débarrasser de onze sénateurs de l'opposition et faire approuver modification de la Constitution de 1932 qui interdisait sa réélection immédiate : « Ils vinrent par bandes de plusieurs centaines votèrent chacun des dizaines de fois, dansèrent, mangèrent : ils reçurent de nouveaux cadeaux et s'en allèrent ivres de joie en entonnant des chansons composées sur place pour louer la bonté de « PAPA RÉFÉRENDUM » et chanter ses gloires ».
La manipulation des élections
Dans Témoignages 1946-1976, l’espérance déchue, le colonel Pressoir Pierre a expliqué avec force détails la contribution décisive de l’Armée d’Haïti à la victoire de François Duvalier aux élections générales du 22 septembre 1957. Il explique qu’il obtint dans ce but le poste de Chef du Service des Recherches Criminelles et contribua largement à la mémorable victoire du 22 septembre 1957.
Cet aspect des élections dites dirigées ou officielles en Haïti étant bien connu, il n’y a pas lieu de s’y attarder. Une seule exception durant cette période, les élections générales qui ont porté le père Aristide au pouvoir en 1990.