Avec ses maisons basses à galerie couverte et partout des « guildives » fumantes, de chaque côté, la route qui mène à Milot traverse une grasse plaine agricole. Le sommet du Bonnet à l’Evèque, avec posée dessus la citadelle La Ferrière, y émerge comme une étoile dans le ciel.
Avec ses maisons basses à galerie couverte et partout des « guildives » fumantes, de chaque côté, la route qui mène à Milot traverse une grasse plaine agricole. Le sommet du Bonnet à l'Evêque, avec posée dessus la citadelle La Ferrière, y émerge comme une étoile dans le ciel. La canne à sucre, qui a fait la fortune de cette région à l’époque coloniale, pousse en rangs serrés de Quartier Morin à l’Acul du Nord en passant par Carrefour La Mort et Milot. La route, autrefois en terre battue, est aujourd’hui asphaltée et tout semble plus propre.
Le ciel, pur de tout nuage, les champs d’un vert très tendre et ces beaux arbres tendus vers l’azur avec la fière assurance de n’être pas coupée avant la fin de la saison. Il y a tant de richesses à cultiver la terre que ce serait un inutile outrage que de s’attaquer à la forêt, laquelle n’est jamais compacte, mais toujours dispersée en boqueteaux et bosquets souvent denses. On quitte le Carrefour des Pères avec le sentiment de se rapprocher de la montagne aux versants très raides.
La route sinue entre les toits et oblique légèrement vers un canal qui signale l’entrée de la ville. On pénètre alors dans une atmosphère de cité provinciale et paisible qui n’a guère besoin d’en rajouter pour se rappeler au souvenir des vivants. La ville fut fondée aux lendemains de l’indépendance par Henry Christophe qui décida d’en faire sa capitale à partir du moment où il fit sécession de la République et se proclama « Roy » en 1807.
Qui la visite pour la première fois doit s’imaginer gravir un chemin de croix qui commence par une cité agreste aux maisons simples mais coquètes. Leurs toits à quatre pentes diffèrent de ceux du Cap par une floraison de bois chantournés qui arment les frises dont sont décorés les linteaux. Les galeries couvertes, peintes de couleurs aux tons pastel, sont chargées de plantes et de fleurs. L’essentiel de la vie de la famille s’y déroule.
C’est de là en tout cas que vous recevez le salut affable des gens du cru lorsqu’ils prennent le frais sous leur galetas et que vous passiez dans la rue, sur le seuil de leur porte. Le goudron de la route a laissé la place aux « adoquins » qui pavent les rues de la cité. De temps en temps un dos d’âne introduit un cassis dans l’allure des pneus toujours trop prompts à partir. Deux chevreaux, sur un trottoir, mesurent leur force au choc de leurs cornes encore naissantes. Sur le tas de pierres du chantier d’une future maison, un coq chante à tue-tête sa joie et sa vitalité. En comptant les faubourgs et les maisons dispersées qui grimpent vers les mornes, la ville compte environ 8 000 âmes, dont la plupart vivent de l’agriculture, de petits services et du tourisme. Il y a un hôpital tenu par les Chevaliers de l’ordre de Malte, un stade de sport flambant neuf et une école d’art qui produit des musiciens et des peintres de très haute culture. Des « guildives » s’échappent des bouffées d’alambic au parfum de « clairin » qui réveille les sens et amuse les papilles. On y va avec un gobelet attaché à la ceinture et les sandales en bandoulière pour ne rien laisser perdre aux délices du petit sec lorsque à pleines lapées le jus de la canne vous coule dans la gorge et vous rend soudainement beau, comme un roi. C’est alors que l’on se rappelle que le plus beau reste à voir et le plus dur à faire : gravir les marches du palais pour aller voir de près où siège la fierté des hommes du Nord.
Du palais majestueux qui éblouissait les sujets du roi et en imposait à ses visiteurs étrangers, il ne reste que des vestiges. Ruines qui sont le résultat d’un premier cataclysme majeur : le tremblement de terre de 1842 qui décima la moitié de la population du Cap-Haitien et mit par terre le Palais de Sans Souci. Placé au cœur d’un parc de 8 hectares, le palais proprement dit mesurait un millier de mètres carrés et témoignait de l’influence du baroque « mitteleuropéen » sur l’architecture nationale. En effet, le roi Christophe avait voulu donner le change aux plus grandes puissances européennes de l’époque et l’un des moyens les plus sûrs consistait à rivaliser de magnificence et de puissance en s’entourant d’une classe d’élite, une noblesse crée ex-nihilo, et dont Milot devint le repaire habituel. Milot ou le Versailles haïtien : avec ses palais princiers, ses demeures de courtisanes et ses relais où les puissants prennent leurs rendez-vous le soir à l’abri des regards indiscrets. Tout ce petit monde qui grenouillait autour du pouvoir donnait aux rues de la paisible cité un empressement feutré et solennel qui dénotait une certaine aisance, une certaine fierté des premières heures de l’indépendance haïtienne. Milot était alors une cité industrieuse et active, où la culture, la transformation et la valorisation de la canne donnaient du travail à presque tout le monde.
Aujourd’hui, Milot semble avoir gardé de sa splendeur passée la grâce posée des maisons et l’humilité tranquille d’une cité qui se sait hôtesse de l’une des huit merveilles du monde. Mais le palais lui-même a perdu de sa superbe. Le guide qui accompagne le visiteur débite machinalement son discours appris par cœur et escamote bien des traits singuliers du château. Mais il met tellement de soin à vous raconter par le menu le nombre de pièces, la longueur linéaire des canaux, l’ingéniosité du système de réfrigération des boissons, etc. que l’écouter et le suivre à travers les ruines du palais est un enchantement.
Et lorsqu’il ne sait pas répondre à une question naïve, eh Bien, il invente. La Vénus de Milot, égérie du palais de Sans-Souci, est présentée comme l’épouse italienne du Roi. Quant à la vasque de la fontaine qui accueillait jadis le visiteur au milieu du grand escalier, elle est réputée receler un tunnel qui conduit directement, sous la montagne, à la Citadelle la Ferrière, ultime étape de ce chemin de croix à la fois profane et patriotique. Ne me demandez pas si c’est vrai.
En effet, une fois explorés les arcanes du Sans Souci, les pas du voyageur le conduisent vaillamment vers le sommet du Bonnet à l’Evèque, à travers un sentier de montagne qui court en lacet entre les cèdres, les acajous et les frênes dont les bosquets sont de plus en plus clairsemés. Le chemin s’enfonce d’abord dans une vallée profonde avant d’aboutir à un plateau où la Citadelle s’offre soudainement comme un diadème sur le front d’un grand roc. 969 mètres de dénivellation et sept kilomètres à pied. C’est le prix à payer pour admirer enfin ce monument à la mémoire de la Liberté, comme le dit si bien Césaire. Ce monument est un talisman pour toute personne éprise de liberté et dont les ancêtres ont été enchainés par les liens de la servitude par le passé. C’est le plus grand monument construit par d’anciennes mains esclaves dans toute l’histoire de l’humanité. Elles l’ont érigé dans leur détermination à rester libres ou mourir.
Vu de là-haut, Milot n’est plus qu’un point perdu dans la brume, une bourgade paisible qui attend son heure. Certes les visiteurs sont rares, mais il faut revenir un Jeudi Saint pour mesurer la ferveur patriotique des gens du cru qui affluent par milliers pour célébrer le seul jour de congé qui était accordé aux travailleurs du chantier, au moment de l’érection de la Citadelle par le roi Christophe. Ce jour-là, leurs familles étaient invitées à visiter les travailleurs et les maçons. Signe qu’ils n’étaient pas tout à fait livrés à leur fantaisie dans leurs choix de bâtir ensemble la liberté. Paradoxe de la contrainte nécessaire pour conduire un troupeau de paysans asservis à la pleine lumière d’une liberté victorieuse et fraternelle. La Citadelle fut construite en un temps record, moins de 10 ans, et sa capacité d’accueil dépassait les 10 000 hommes. L’élite des Grenadiers qui devaient assurer la pérennité de l’Etat. Tout cela semble aussi disparu dans la brume. Le roi Henry était un visionnaire qui ne semble pas avoir laissé d’héritier digne de son rang dans l’histoire nationale.
Crédit Photo * Hunter Kittrell Photograpy