
Personne n’est à l’abri
Le carré du marché, situé au centre-ville des Cayes, est souvent le théâtre de crimes ciblés. Paradoxalement, ces forfaits sont réalisés aux heures les plus animées de la journée, sans que cela ne perturbe ni la justice, ni la police, ni la vente de riz, de sucre, de fer et de ciments. Les tueurs s'attaquent surtout aux entrepreneurs, aux commerçants, aux cambistes…, etc. Les échos de ces tirs provoquent un frisson de peur chez les gens et dessinent sur les visages des simagrées et un désir de fuir.
Je m'excuse, mais la liste des commerçants et des industriels assassinés récemment n'est pas complète :Berlin, Murat, Guy, Jerson... Si cela ne suffit pas, les archives du greffe du tribunal de paix des Cayes sont toujours consultables.
Dans des attaques surprises comme celles-là, n'importe qui peut être une victime. Ces tueurs à gage sont des individus sans conscience morale pour qui l'argent est la seule règle. Ils n'hésitent pas à s'en prendre aux plus faibles des passants. Dans les cas où la police intervient par hasard, les échanges de tirs sont souvent suivis de blessés collatéraux. De part et d'autre, les innocents sont mis en danger. C'est la raison pour laquelle, dans sa lâcheté, la population se réfugie en fermant les portes et les fenêtres plutôt que de s'unir pour se défendre et protéger leur patrimoine. Une réaction qui favorise encore plus l'émergence des gangs armés.

Nos Magistrats et leurs aveux d’incapacité
Le processus est le même pour ces crimes crapuleux, que pour un simple accident de voiture. Un juge de paix, appelé en urgence, arrive en hâte accompagné d’un huissier. Le policier qui les escorte ouvre péniblement un passage au milieu de la foule de curieux pour permettre au représentant de la justice de se rendre jusqu'au cadavre de la victime pour rédiger le procès-verbal. Le chahut de la foule oblige l’huissier à reprendre à haute voix la dictée du juge afin d'être certain d'avoir bien entendu avant d'écrire. C'est pourquoi, à un moment de la dictée, les curieux les plus proches pouvaient l'entendre répéter : le « gisant- dans-son-sang » a été abattu de quatre balles à bout portant dans sa voiture par des hommes armés. Les témoins affirment tous qu’ils sont ensuite repartis à motocyclette, sans crainte ni précipitation, comme satisfaits du travail accompli. Une fois la cérémonie terminée, l'huissier referme son grand cahier bleu aux peaux dures. Et, le croque-mort est autorisé à emporter le gisant-dans-son-sang.
De retour dans ses bureaux, le magistrat s'assure de remettre le cahier bleu aux peaux solides à sa place habituelle, au milieu d'une pile d'autres, tout aussi remplie de procès-verbaux des années précédentes, dans un classeur métallique gris, qu'il ferme à double tour avant de jeter la clé, avec habileté, dans la poche intérieure de sa veste.
Après avoir sécurisé l'impunité, il s'installe derrière son bureau, prend ses deux téléphones pour vérifier s'il n'y a pas de message demandant une réponse immédiate. Puisqu'il n'y trouve rien qui le divertisse, il appuie sur la clochette pour contacter la secrétaire et lui demander si personne n'était passé le voir en son absence. Nos juges attendent fréquemment un appel du ministre et s'offrent parfois des rendez-vous importants avec eux-mêmes pour se défaire des veuves et des orphelins qui réclament justice. Comme la réponse est négative, il fredonne un merci en pensant : ce jeudi, incontestablement, n'est pas mon jour de chance. Il ouvre donc à contrecœur le lot de dossiers qui patiente depuis des mois, mais reste attentif à tout éventuel autre appel d'urgence.
Réactions singulières des témoins
Chaque fois qu'un assassinat se produit, les rumeurs s'enflamment et se propagent dans la ville jusqu'aux banlieues par tous les moyens d'information contemporains. Il est indéniable qu'elles vont de la frustration à la contradiction en passant par les plus farfelus. La drogue est la seule explication pour les jeunes qui aspirent à l'argent facile et qui ne se préoccupent pas de la réalité des victimes. Il n'y a que des trafiquants qui s'entretuent de cette façon. C'est le résultat tragique d'un conflit de terrain, pour ceux qui connaissent les problèmes actuels du département. Les individus les plus subjectifs y perçoivent la vengeance d'un mari jaloux. Cependant, parmi toutes ces explications, la plus surprenante et sans doute la plus bouleversante, qui nous préoccupe encore, c'est que les naïfs sont si manipulés qu'ils pensent souvent que ces crimes sont commis par un membre de leur famille des victimes.
Au marché même, l'interprétation des faits par les petits vendeurs ambulants et les porteurs est assez limitée. Les commentaires comiques et absurdes qu'ils profèrent provoquent le rire de la foule tout en étonnant les clients qui se précipitent pour s'échapper. En ce qui concerne les plus téméraires, ils estiment qu'il faut voir dans leur avarice et leur égoïsme les raisons de leur mort.
Les bénéficiaires de ces crimes
Les amateurs de romans policiers se posent la question suivante : à qui bénéficient ces crimes ? Dans la cité d'Alexandre Pétion, une fois les forfaits accomplis, les tueurs à gages profitent tranquillement de l'argent du sang sans aucun problème. En ce qui concerne les instigateurs, ceux qui financent les meurtres, ils sont souvent présents près des familles ou aux funérailles des victimes pour admirer leurs œuvres et se réjouir d'avoir éliminé un adversaire puissant, un concurrent trop futé ou un ennemi juré.
Les victimes étaient souvent accusées d'avoir noué des relations avec des personnes suspectes. De plus, ils s'engageaient dans des activités si diverses qu'il était difficile de déterminer clairement les clients, les fournisseurs ou les escrocs parmi les personnes qui l'entouraient. En outre, ni les juges ni la police ne disposent des compétences ni des moyens requis pour mener à bien de telles enquêtes. C'est pourquoi ces dossiers sont classés avant même qu'ils ne soient ouverts. Laissant à la population la liberté de rechercher ses propres responsables tandis que les parents sont incapables de faire le deuil.
Conséquences économiques de ces meurtres sur la population
Depuis longtemps, les Haïtiens font de nombreux investissements en République dominicaine et aux États-Unis d'Amérique, mais très peu en Haïti. Le contexte de cet article est trop limité pour tenter de saisir les raisons de cette fuite. Par ailleurs, les quelques entreprises présentes en Haïti sont basées à Port-au-Prince.
La beurrerie du sud, l'usine sucrière centrale Dessalines, sont bien connues de ma génération. En plus de ces deux sociétés disparues depuis longtemps, l'explosion des usines de vétiver reste la seule source d'emploi pour une grande partie de la population. Évidemment, la borlette apporte également du travail. Cependant, son évolution engendre de sérieux problèmes pour les familles. Comment peut-on concevoir six à huit tirages quotidiens ? Il est impératif que les autorités mettent en place des mesures drastiques pour réguler cette fraude. Les jeunes s'éloignent de l'agriculture, car c'est un métier exigeant et les conditions ne sont pas propices. Autrement, il incombe à chacun de faire face à la situation pour survivre et faire vivre sa famille.
C'est dans ce contexte d'extrême précarité, de forte pénurie et de sous-emploi permanent que l'on trouve quelques entrepreneurs prêts à investir dans le département en proposant un service de qualité et en créant quelques emplois. Plutôt que d'être aidés, encouragés et conseillés pour en attirer d'autres, ils sont souvent victimes de diverses escroqueries et certains ont même payé de leur vie leur confiance en la communauté et leur volonté de contribuer au développement du département. Nous exprimons aujourd'hui notre indignation et notre profond regret face à l'assassinat sanglant de l'un d'entre eux, Jerson Borga de Fonfrède.
En assassinant les entrepreneurs et les commerçants, vous pensez comme moi pour dire que la croissance du département est compromise à sa base. Beaucoup d'emplois se perdent. Certains groupes ont déjà pris la décision de fermer leurs portes et les investisseurs hésitants se tournent vers d'autres horizons. Les familles des victimes sont amenées à s'exiler à l'étranger avec une grande partie du capital financier de leurs maris et pères.
C'est l’occasion pour nous de tirer la sonnette d’alarme sur l’atelier-école de Camp-Perrin. C'est une institution qui se passe de présentation. Il a fait des Camp-Perrin une référence en matière d'outils agricoles et de mécanique ajustable. L'établissement est si détérioré qu'il est possible de le voir fermer ses portes à tout moment. Ce changement dramatique a commencé lorsque son fondateur, le visionnaire agronome Jean Sprimont, qui considère le travail bien fait comme la clé de tout progrès, a dû rester en Belgique en raison de problèmes de santé. Les membres de la coopération ne font rien pour rétablir la bonne marche de l’atelier. Nous avons eu plusieurs entretiens avec les membres de la coopération, notamment ceux qui contrôlent l’administration et la gestion. Ils ont un certain désir de voir les choses changer, mais ils n'ont pas le courage nécessaire pour prendre les mesures appropriées. On se demande s'il ne revient pas aux compétences de la zone de secourir à l'œuvre. En proposant une assistance aux coopérants dans les domaines de l'administration, de la gestion et du leadership.
Les Cayes, une ville encerclée
Gabriel Fortuné fut un homme politique conflictuel, mais engagé et pragmatique. De son vivant, il m'avait dit que la ville est bordée de neuf bidonvilles dont les habitants proviennent pour la plupart des iles environnantes, de la région côtière des Nippes et de la Grand ’Anse. Les habitants des ilots qui entourent les Cayes se réfugient effectivement, dans les zones de La Savane. Des maisons s'étendent comme des champignons dans les marais et les palétuviers, depuis le fort L'Ilet jusqu'à la rue Simon Bolivar. Cela sans aucun effort des autorités pour ouvrir des routes, mettre en place l'électricité et fournir aux habitants de l'eau potable.
Une population s'est établie sur les berges de la ravine depuis la presqu'île des Icaques jusqu'au pont de La ravine. Les familles s'enfoncent pêle-mêle sur les moindres parcelles de terre en brisant les roseaux et les arbrisseaux qui recueillaient les crues de cette ravine inoubliable dans ses ravages.
À la croix des martyrs se trouve un troisième groupe de population, principalement constitué de personnes des côtes. Les terres de nombreuses familles ont été occupées par ces individus et ils bloquent le pont de La ravine pour un oui ou un non sans que la police puisse les contrôler.
À l'entrée Est de la ville, au niveau du pont de la rivière l'Ilet. La police n'a pas pu chasser une autre population qui s'est installée de manière illégale. Nous avons fréquemment observé les dommages causés par cette population au pont et à cette partie de la route nationale numéro trois.
Je voulais exposer le danger auquel est confrontée la ville des Cayes. Ces forces incontrôlables, dépourvues de toute légitimité, peuvent à tout moment se mettre à la disposition de tout politicien démagogue, ce qui entraînerait une explosion et une destruction rapides de la ville.
Maintenant, vous comprenez pourquoi les meurtres sont si simples pour les plus petites bandes. La ville a connu une augmentation de trente fois plus de population en moins de dix ans avec la multiplication des bidonvilles. Alors que les forces de l'ordre ne sont pas plus de 100 individus. La ville est desservie chaque jour par un demi-million de motos qui circulent entre les sections communales les plus éloignées du département. Elles ne sont pas immatriculées à 90 % et les conducteurs n'ont aucune identification et aucun lieu de résidence enregistrée. Le nombre quotidien d'accidents est bien supérieur à la capacité de tous les hôpitaux du département.
Aucune instance n'est actuellement à l'étude de ces problèmes. Nous sommes tous à la merci des bandits si nous ne prenons pas les mesures politiques, administratives et judiciaires requises pour éviter cette éventuelle invasion.
L'erreur serait de mettre en œuvre la politique du sauve-qui-peut !
En conséquence, le message demeure le même : debout, citoyens et citoyennes, unissons-nous pour rebâtir notre Haïti.
Crédit Photo * Duplex Plymouth
