En devenant le cinquième président des États-Unis (1817-1825), James Monroe, le dernier parmi les Pères fondateurs à avoir été élevé à cette fonction, avait déjà une longue expérience des affaires haïtiennes. D’abord, comme, ministre en France de 1794-1796, il ne dissimula pas ses fortes sympathies pour la cause française. Par la suite, il devint avec Robert R. Livingston l’un des principaux architectes des négociations ayant abouti à l'achat de la Louisiane en 1803 (1). Il était bien imbu des recommandations de Jefferson qui ne cachait pas ses sentiments envers la révolution qui craqua l’ordre mondial raciste esclavagiste antinoir.

En devenant le cinquième président des États-Unis (1817-1825), James Monroe, le dernier parmi les Pères fondateurs à avoir été élevé à cette fonction, avait déjà une longue expérience des affaires haïtiennes. D’abord, comme, ministre en France de 1794-1796, il ne dissimula pas ses fortes sympathies pour la cause française. Par la suite, il devint avec Robert R. Livingston l’un des principaux architectes des négociations ayant abouti à l'achat de la Louisiane en 1803 (1). Il était bien imbu des recommandations de Jefferson qui ne cachait pas ses sentiments envers la révolution qui craqua l’ordre mondial raciste esclavagiste antinoir. Il connaissait également l’opinion du chancelier français Talleyrand qui disait que « l’existence d’une peuplade nègre armée et occupant les lieux qu’elle a souillés par les actes les plus criminels est un spectacle horrible pour toutes les nations blanches… » (2). On peut donc facilement se faire une idée du niveau de l’enracinement de l’aversion anti-haïtienne chez Monroe. Le 2 décembre 1823, il énonçait sa fameuse doctrine qui portera son nom et fixera pour un siècle et demi les fondements de la diplomatie américaine (« l'Amérique aux Américains ») et qui servira de toile de fond des fameux accords de Bretton Woods. 

 

Parfois également nommés la Conférence de Bretton Woods, les Accords de Bretton Woods ont dessiné les grandes lignes du système financier international en 1944. L’objectif ouvert était de mettre en place un système monétaire mondial pour favoriser la reconstruction et le développement économique des pays touchés par la deuxième guerre mondiale. Le 22 juillet 1944, en présence d’un observateur soviétique, à Bretton Woods dans l’état du New Hampshire (États-Unis), l’accord organisant le système monétaire international autour du dollar américain, mais avec un rattachement nominal à l'or fut paraphé par l’ensemble des 44 nations alliées. Mais, en réalité, il s’agissait de la redéfinition de l’ordre géopolitique mondial et la mise en orbite de la Pax Americana reposant d’abord sur le dollar à la place de l’or comme étalon, la création du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. En ce sens, ne faudrait-il pas interpeller la Chine et la Russie sur ce système néocolonial qu’elles ont cautionné par leur silence ?

 

Dans leur vision du monde d’après-guerre, les Américains savaient déjà qu’ils pouvaient compter sur l’Organisation des Nations Unies comme l’antichambre de leur diplomatie. Après avoir mis sous télécommande le système financier mondial, ils réalisèrent le coup du chapeau en imposant le dollar comme monnaie d’échange pour la principale source d’énergie de la planète. Dans le cadre de la Commission économique américano-saoudienne, les États-Unis promettaient à la dynastie des Saoud leur soutien technique et militaire, en échange de quoi l’Arabie Saoudite s’engagerait à n’accepter que des règlements en dollars pour son pétrole. Cet accord, autour duquel aucune publicité n’a été faite, permettait à la famille régnante en Arabie Saoudite d’obtenir la sécurité dont elle rêvait dans une région hostile. Du coup, l’Arabie Saoudite devenait le principal allié de Washington parmi les membres de l’OPEP.  

 

Il importe de rappeler que l’Arabie Saoudite est le plus gros producteur de pétrole de l’OPEP et aussi l’unique membre de ce cartel à ne pas être tenu de respecter un quota de productivité. C’est un « producteur fluctuant » capable d’augmenter ou de diminuer sa production de pétrole pour provoquer une pénurie ou saturer le marché mondial. Par voie de conséquence, l’Arabie Saoudite détermine pratiquement le prix du pétrole. Peu de temps après l’accord entre les États-Unis et le gouvernement saoudien, les autres pays de l’OPEP décidèrent de fonctionner selon le même principe et depuis cette date toutes les transactions pétrolières se font en dollars. Le standard pétrolier était devenu celui du dollar.

 

Sans le pétrole, aucune économie moderne ne peut fonctionner. Si on ne le produit pas, on est obligé d’en acheter sur les marchés mondiaux en dollars. Un mécanisme renforçant le statut du dollar que les pays de la planète sont obligés de traiter comme une monnaie de réserve. Sinon, il est quasi impossible d’acheter du pétrole. En 2002, un ancien ambassadeur des États-Unis en Arabie Saoudite déclarait ceci à une commission du Congrès américain : « Ce que les Saoudiens auront accompli de plus remarquable, sur le plan historique, aura été entre autres d’insister pour que le prix du pétrole continue d’être en dollars, en partie par amitié pour les États-Unis. Ce qui fait que le Trésor américain peut émettre de la monnaie et acheter du pétrole, une prérogative unique par rapport aux autres pays (3). » On s’explique ainsi cette forte demande pour le dollar.  En même temps, les États-Unis ont pu émettre leur monnaie à un coût quasiment nul pour financer leur croissance et leurs dépenses militaires.  Le statut de monnaie de réserve du dollar pour la quasi-totalité du commerce mondial et la négociation des contrats commerciaux a surtout servi de base essentielle à l’hégémonie économique des États-Unis depuis les années 1970. La république étoilée peut se permettre ainsi une balance de paiement négative. 

 

C’est dans ce contexte que va prendre naissance le franc CFA. A la vérité, le franc CFA est né le 26 décembre 1945, jour où la France ratifia les accords de Bretton Woods et procéda à sa première déclaration de parité au Fonds monétaire internationale (FMI).  Sans retenue, la France s’accrochait à son statut de puissance coloniale puisque le sigle de la nouvelle monnaie signifie alors « franc des Colonies Françaises d’Afrique ». Le Franc CFA est toujours fabriqué dans l'imprimerie de la Banque de France à Chamalières, une bourgade située dans la région de Clermont-Ferrand. Pour la galerie, il prendra par la suite la dénomination de « franc de la Communauté Financière Africaine » pour les Etats membres de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), et « franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale » pour les pays membres de l’Union Monétaire de l’Afrique Centrale (UMAC). En réalité, c’est l’équivalent français du dollar comme monnaie pour les échanges. C’est à ce prix que les Américains se payèrent la collaboration de la France et leur silence surtout. Qu’on se rappelle que le système financier international né à Bretton Woods, en plus d’avoir rattaché le dollar à l’or, l’avait rattaché aussi aux trois principales monnaies européennes. Evidemment, le pétrodollar est devenu depuis l’une des bases fondamentales de l’économie mondiale propulsant la globalisation avec les conséquences géopolitiques que l’on sait. 

 

Dans l’intervalle, la « société coloniale sans sanction » qui émergea au lendemain de l’indépendance avait accouché d’une impitoyable vision et organisation du monde haïtien. Une panne d’inspiration qui explique la strangulation de l’économie haïtienne par la double dette de l’indépendance et le formatage du cerveau haïtien par la signature du Concordat de 1860.  Si l’objectif inavoué et inavouable était de construire un Haïtien sans ancrage identitaire et de produire en série des citoyens sans conscience nationale, l’occupation américaine est venue parachever la destruction du symbole de 1804 sur laquelle les Haïtiens avaient déjà pris une sérieuse longueur d’avance. En effet, comme l’a si bien expliqué Roger Gaillard, « on devenait Président d’Haïti, par des intrigues de couloir ou le sabre. D’élections libres et populaires, il ne fut jamais question (4). » Entre 1911 et 1915, l’accélération du chaos catapulta six hommes dont trois « Consolidards (5) » à la présidence d’Haïti.  De son exil à Saint Thomas en 1911, l’illustre Joseph Anténor Firmin se devait de prophétiser : « Homme, je puis disparaître, sans voir poindre à l’horizon national l’aurore d’un jour meilleur. Cependant, même après ma mort, il faudra de deux choses l’une : ou Haïti passe sous une domination étrangère, ou elle adopte résolument les principes au nom desquels j’ai toujours lutté et combattu. Car, au XXe siècle, et dans l’hémisphère occidental, aucun peuple ne peut vivre indéfiniment sous la tyrannie, dans l’injustice, l’ignorance et la misère (6). » Il meurt la même année. En 1915, pour parler comme l’historien Roger Gaillard, les Blancs débarquent.

 

Comme bien d’autres l’ont fait avant nous, nous postulons que le principal objectif de l’occupation américaine était de mettre en place les structures de pérennisation du contrôle financier américain sur Haïti et de donner une autre vocation à la plantation. En ce sens, il importe de souligner que si Saint-Domingue importait la force servile, depuis 1915 Haïti l’exporte. En fait, en débarquant en juillet 1915, les Américains débordèrent le cadre de la doctrine de Monroe en s’offrant un vaste champ d’expérimentations. Plus qu’une arrière-cour, un gigantesque laboratoire de 27,750km2. A la vérité, l’intervention américaine avait été décidée plus d’un an avant le 28 juillet 1915 comme le confirme la correspondance du 22 janvier 1914 entre Roger Farnham, vice-président de la City Bank et le secrétaire d’État américain Williams Jennings Bryan (7). D’ailleurs, en apprenant que la langue officielle d’Haïti était le français, Bryan ne pouvait s’empêcher d’exclamer avec éclats de rire : « Quoi, des nègres qui parlent français (8) » (What, niggers speaking french !). 

 

Mais quelle était vraiment la situation financière d’Haïti à l’arrivée des Américains ? En totalisant les emprunts de 1825, 1875, 1896 et 1910, le niveau d’endettement était de 21 millions de dollars. En y ajoutant les dettes internes et la dette flottante de 11 millions, la dette totale était de l’ordre de 32 millions au 28 juillet 1915. Bien renseigné sur la situation financière haïtienne, l’occupant ne toucha pas au dispositif d’imposition du café comme source de remboursement malgré des initiatives haïtiennes comme celle introduite par Charles Pressoir, ministre des finances, afin d’alléger temporairement la situation difficile des cultivateurs haïtiens. Cette initiative fut rejetée par Washington qui opta pour le maintien de la répression fiscale sur les paysans pour le service de la dette (9). Tout comme la répression fiscale sur les Grecs en 2016 afin que les pays de l’Europe du Sud (Portugal, Espagne, Italie, etc.) n’aient aucune velléité de ne pas honorer leur dette. L’intervention américaine en 1915 a été décisive pour asseoir l’influence américaine en Haïti. Elle s’alignait sur la doctrine de Monroe qui voulait d’un continent sous contrôle américain sans l’influence des puissances européennes. Assumant la direction d’Haïti sur le plan politique et économique, l’occupation imposa son plan de vider l’Haïtien de sa moindre substance. « Nous préparons les Haïtiens à être des subordonnés, écrit la Women’s International League for Peace and Freedom en 1926, à travailler sous les autres, lesquels prennent les responsabilités. Nous leur enseignons à accepter le contrôle militaire comme la loi suprême et à acquiescer à l’usage arbitraire de l’autorité (10). »

 

Toutefois, il importe de revenir sur les recommandations de Jefferson et de Talleyrand qui continuent de faire écho dans les couloirs diplomatiques des pays dits « amis ». Comme l’a rapporté Rayford Logan, Jefferson avait déjà écarté toute ambiguïté lorsqu’il dit : « Après le général Toussaint, un autre gouvernement despotique sera nécessaire. Pourquoi les trois gouvernements ne s’unissent-ils pas pour confiner la peste dans l’île ? Pourvu que l’on ne permette pas aux Noirs d’avoir une marine, nous pouvons leur permettre sans danger d’exister et nous pouvons de surcroit continuer d’avoir avec eux des relations commerciales lucratives (11). » On a également en mémoire l’opinion du chancelier français Talleyrand qui assimilait Haïti à « l’existence d’une peuplade nègre armée et occupant les lieux qu’elle a souillés par les actes les plus criminels est un spectacle horrible pour toutes les nations blanches (12) ... »  Le moins qu’on puisse dire, les instructions de Jefferson et de Talleyrand ont été appliquées « tètkalass » (13). 

 

Mais, qu’est-ce qui explique que les droits de l’homme n’ont jamais pu triompher en Haïti ? Comment interpréter que les petits-enfants créoles et bossales de la révolution qui craqua l’ordre mondial esclavagiste raciste antinoir n’aient jusqu’à présent trouver ce mauvais contrat social repréhensible encore moins contradictoire aux idéaux du 1er janvier 1804 ? Quelle est cette mécanique bien huilée qui maintient la société haïtienne en apesanteur ? Pourquoi l’Haïtien s’endort dans la peur pour se réveiller dans la torpeur ? Qu’à cela ne tienne, depuis la publication en 1885 de « De l'égalité des races humaines - Anthropologie positive », des courants de pensée ont tenté de rétablir un certain nombre d’éléments symboliques dans la société haïtienne. Certains ont connu un succès mitigé. Peu ont brillé par leur créativité, encore moins par leur capacité de remonter les bretelles à l’immobilisme. En panne d’inspiration, d’autres ont été des formes vides comme le « duvaliérisme » qui a fait subtilement le choix de l’histoire à l’anthropologie. Quels sont les facteurs qui empêchent l’Haïtien d’accéder à la « plénitude de soi » pour « se rendre compte de soi » et « n’avoir de compte à rendre à soi » ? 


C’est assurément avec cet état d’esprit qu’on doit aborder l’exaspération d’Ernest Chauvet, propriétaire-directeur du journal Le Nouvelliste. Son article « Triste constatation » a conservé une actualité déroutante. Dans l’édition du 16 janvier 1943, il crachait son fiel en ces termes : « Pas une maison haïtienne n’a pris la place des Maisons Allemandes et Italiennes. Vraiment, c’est un cas unique dans l’Histoire d’un Peuple après 140 ans d’Indépendance. Être, en date, la première République Latino-Américaine, et la deuxième du Continent, et faire cette triste constatation, avouons que c’est pénible. …. Non ! dans le Commerce d’Haïti, les Haïtiens ne sauraient être uniquement des détaillants et des boutiquiers. Nous voulons voir parmi ceux qui ont les possibilités de prendre une patente de Négociant-Consignataire, un nombre pour le moins égal d’Haïtiens et d’étrangers (14). » Pourtant, les petits-enfants créoles et bossales de la révolution haïtienne n’arrivent pas jusqu’à présent à se rallier à la volonté, pour parler comme Achille Mbembé, « de se-savoir-soi-même (le moment de la souveraineté) et de se-tenir-de-soi-même dans le monde (le mouvement d’autonomie) ». On est en plein droit de se demander pendant combien de temps encore le cri de Chauvet continuera à déchirer le firmament haïtien. Certainement, un questionnement pertinent qui renvoie non seulement au triptyque haïtien de la traite, de la colonisation et de l’esclavage mais aussi au mensonge historique de la démocratie néocoloniale.

Références :

 

  1. www.whitehouse.gov/1600/presidents/jamesmonroe
  2. Y. Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, La Découverte, Paris, 1992. p.123  
  3. Bulent Gokay, “L’Irak, l’Iran et la fin du pétrodollar (2ème partie)”, publié le 30 mai 2006, www.alterinfo.net/L-Irak-l-Iran-et-la-fin-du-petrodollar-2eme-partie_a1891.html
  4. « Les notes de Roger Gaillard » dans Anténor Firmin, « Mémoire de Firmin au Département d’État », Conjonction, no. 126, Juin 1975, p. 149.
  5. Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste et Vilbrun Guillaume-Sam
  6. Anténor Firmin, L’Effort dans le mal, (Porto Rico, 1911), Port-au-Prince, Éditions Panorama, 1962, p. 39.
  7. Roger L. Farnham to William Jennings Bryan, January 22, 1914, Records of the Department of State referring to the Internal Affairs of Haiti, US National Archives and Record Administration, College Park, Maryland.
  8. Hans Schmidt, The United States Occupation of Haïti, 1915-1934, Rutgers University Press, 1971, p. 48.
  9. Vilfort Beauvoir, Le contrôle financier du gouvernement des États-Unis d’Amérique sur la République d’Haïti, Paris, Sirey, 1930, p. 214
  10. Emily Greene Balch, ed., Occupied Haiti, New York, The Writers Publishing Company, Inc., 1927, p. 153.
  11. Rayford Logan, The Diplomatic Relations of the United States with Haiti, 1776-1891, Kraus Reprint, 1941, p. 126
  12. Y. Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, La Découverte, Paris, 1992. p.123  
  13. Jeu de mots avec lavalass et tèt kalé
  14. Ernest G. Chauvet, « Triste constatation », Le Nouvelliste, 16 janvier 1943.