Certains décès sont des orages qui traversent notre entendement sans jamais laisser de paraître inaccessibles à notre esprit, ni inconsolables à notre cœur, tant ils nous remplissent de douleur.

Certains décès sont des orages qui traversent notre entendement sans jamais laisser de paraître inaccessibles à notre esprit, ni inconsolables à notre cœur, tant ils nous remplissent de douleur. Et pourtant, il faudra désormais compter sans lui. Filo est mort et Haïti est encore plus pauvre qu’hier, parce que plus triste et sans recours. Filo fait partie de notre mémoire et de notre héritage désormais. Il importe de lui rendre un hommage subtil.

Filo représente pour celles et ceux de ma génération le symbole d’une double résistance : à la dictature, sur le plan politique, à la culture dominante, sur le plan intellectuel. Il n’est certainement pas le premier à s’être exprimé en créole sur les ondes, mais alors que la plupart du temps, les programmes créoles touchaient à la Bible où à l’éducation sanitaire des catégories rurales, avec lui le créole devient instrument d’analyse et de partage de l’information. Il a fait de la langue créole un instrument de démystification des masses urbaines abruties par la propagande bête et brutale orchestrée par le gouvernement de Duvalier.  Dans un pays alors tenu d’une main de fer par la dictature, où les médias étaient surveillés de près par les services secrets ou bridés par une autocensure prudente, c’est l’actualité internationale qui entrait tout à trac, à partir de 9 heures du soir, dans les foyers les plus modestes. C’était juste après l’émission de Ricot, Tambour Battant. Sur les ondes de Haïti Inter, Filo et Liliane Pierre-Paul décortiquaient les dépêches qui arrivaient de Tel Aviv, de Managua, de Téhéran, de Manille, etc. Ils parlaient du soulèvement des Sandinistes opposés à la dictature des Somoza sans une allusion directe à la situation intérieure d’Haïti, mais personne n’était dupe. C’est donc à la fois une leçon de lucidité, de prudence stratégique  et de subtilité tactique dans l’appréciation de la réalité que je retiens de ces émissions écoutées la nuit, le transistor collé à l’oreille pour ne pas réveiller le reste de la maisonnée plongée dans un sommeil profond.

La dernière fois que je l’ai vu, Filo, c’était à Delmas 31. Il était comme d’habitude, assis sur une chaise, le dos au mur, sur le trottoir, à deux pas du studio de la RTG. Il s’installait comme un pacha et recevait à la fraîche ses visiteurs, en regardant passer les gens. Je me suis souvent demandé pourquoi, lorsque passant à motocyclette je le voyais ainsi installé, entouré de quelques amis et collaborateurs. Pourquoi sur le trottoir ?

Mais la réponse est claire aujourd’hui : il était au cœur de son métier : le trottoir, comme Diogène dans son tonneau. Le trottoir est le lieu de tous les possibles, de toutes les rencontres. Il avait l’air à la fois d’un prince entouré de sa cour, ou d’un philosophe au milieu de ses disciples. C’était la position idéale du spectateur engagé, de l’œil à l’affût qui se documente directement dans le grand bain de la culture au quotidien. Je m’étais arrêté pour lui serrer la main et le remercier, comme chaque fois que je le rencontrais, en mon nom propre et au nom de ma génération. Il m’avait retourné les éloges en me félicitant pour mon travail à l’université qu’il suivait également de près. Il me parla de ma tante Francine dont il appréciait beaucoup les apparitions sur ma page Facebook. « Tu devrais l’interviewer plus souvent. Son témoignage est précieux et nous voulons que cela dure ». 
Il se souvint l’avoir entendue parler de coconette et je compris, aux chandelles qui s’allumèrent aussitôt dans son regard, que la nostalgie qui l’envahissait demandait une rédemption qui ne pouvait venir que de ma tante. Francine ne se fit pas prier pour satisfaire une commande aussi illustre. « Filo fait presque partie de la famille » me répondit-elle, et elle fit aussitôt grager la noix de coco.

Lorsque je me présentai à Delmas 31 quelques jours après, avec les pâtisseries, Filo avait déjà pris l’avion pour un autre pays, avec son chapeau. Je dus laisser les coconettes à la rédaction de RTG. Je ne sais pas s’il a jamais goûté aux coconettes, mais je sais que Tante Francine les avait préparées avec amour et que Filo les savoure encore là où il se trouve. Car, en sollicitant cette gâterie, il avait la spontanéité d’un enfant, et je sentis que son plaisir serait éternel si j’accédais à cette demande. La requête me parut à la fois gourmande et puérile pour un si grand homme. 

Tout Filo est là : se satisfaire de peu, et aimer beaucoup.
 

 

 

 

 

 

Crédit Photo*Juno 7

Né le 6 novembre 1961

Port-au-Prince, Haïti

jmtheodat@yahoo.fr

 

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