Trois siècles et demi ! Cela se fête assurément, en tout pays. Mais en Haïti, cela se fête seulement à condition d’avoir le coeur bien accroché et la détente facile… Tant les raisons de se réjouir sont minces en cette année 2020, tant les motifs de récriminations sont nombreux, en ces temps de peyi lòk et de Covid-19.

Trois siècles et demi ! Cela se fête assurément, en tout pays. Mais en Haïti, cela se fête seulement à condition d’avoir le coeur bien accroché et la détente facile… Tant les raisons de se réjouir sont minces en cette année 2020, tant les motifs de récriminations sont nombreux, en ces temps de peyi lòk et de Covid-19. Il semble donc opportun de s’interroger sur le sens à donner à cette commémoration qui doit faire à la fois barrage à l’oubli, et offrir matière à réflexion sur le présent.

1670-2020, cela fait donc 350 ans que le site du Cap-Haïtien a été investi pour la première fois par des Français, en vue de devenir l’ancrage de leur installation sur la Grande Terre après avoir déjà pris pied dans l’île de la Tortue. Le site initial de la ville, pris aux Espagnols, aurait été occupé, à l’arrivée de Christophe Colomb avec ses trois caravelles, par le cacique Guacanagaric, souverain du Marien. Celui-ci y avait établi sa capitale, Guarico, à en croire les chroniqueurs espagnols. Les fouilles archéologiques nous diront un jour si effectivement le site du Cap a repris celui de Guarico, mais les Français sont, au moins, le troisième peuple à prendre possession historiquement du site, par le fer et le feu au détriment des Espagnols qui l’avaient pris aux Taïnos. 

En faisant cela, les Français ont fait œuvre de marins. Ils ont débusqué le point qui offrait les meilleures conditions d’un mouillage sans écueils, facile d’accès et idéalement placé pour accueillir les navires en provenance de l’Europe. Un site en retrait, au fond d’une baie, (la Petite Anse) facile à défendre, avec une rivière accessible aux canots qui permet de s’abriter du gros temps. 

En effet, le relief est celui d’une plaine littorale, au sol riche et profond, adossée à une chaîne de montagnes (laquelle, vue de la mer est un cap proprement dit) qui accroche les nuages des alizés. Même la saison sèche est suffisamment arrosée pour garantir des cultures sous pluie toute l’année. 

La situation, centrale, permettait d’avoir le contrôle de tout le hinterland représenté par la vaste plaine qui court sans discontinu du Cap jusqu’à la grande plaine du Cibao dans la partie orientale de l’île. Tous les atouts semblaient réunis pour faire de ce débouquement un emplacement idéal pour établir un port. Ce fut fait et il devint l’un des plus actifs du Nouveau-Monde.

350 années plus tard, en remontant le cours de la rivière du Haut du Cap, de son embouchure au marais où elle prend sa source, en passant par le Pont Neuf, force est de constater que le projet initial a été dévié de son plan et que le crayon du géomètre a dû perdre la gomme au moment de tracer le plan imaginaire de ce que sont devenus les quartiers de Shada, Cité du Peuple qui occupent aujourd’hui le site. Les enfants jouant nus sur des tas d’ordures, la rivière transformée en égouts à ciel ouvert où surnagent les déchets et les ordures charriés par les pluies, le vacarme assourdissant entretenu par le marché à ciel ouvert qui occupe l’entrée Sud de la ville à partir du Bel Air, etc. tout laisse à penser qu’il y a eu un désastre. Entre le cliché initial, qui correspond au plan qui accompagne l’arrêté royal de 1711, et le cliché final, il y a un gouffre que l’imagination seule ne peut suffire à combler. Comment sommes-nous passés de l’âge d’or du XIX siècle, à la déchéance d’aujourd’hui, sous quelles conditions, à quel régime ?

Il y a lieu de s’intéresser d’abord aux premiers temps, à l’apogée de la colonisation, lorsque le Cap était le siège du pouvoir du Gouverneur, l’occasion de souligner la spécificité capoise par rapport au reste du territoire; puis de montrer que le destin de la cité a été triplement contrarié, à la fois sur le plan stratégique, sur le plan politique et économique, conduisant à une perte d’influence et de vitalité dont la région tout entière aujourd’hui se ressent. Enfin, il y a lieu de tirer les leçons de la décrépitude capoise, qui est à l’image de celle de tout un pays.


L’ambiguité de l’héritage
Fondée par des aventuriers français à partir de leur port d’attache sur l’île de La Tortue, la métropole du Nord est le résultat d’une histoire urbaine erratique qui a commencé d’abord sur les rives de la rivière du Haut du Cap, où se sont établis les premiers colons. Ils avaient réparti leurs abris au lieu-dit la Petite Anse, sur la rive droite, et dans deux campements distincts, sur la rive gauche : le Haut du Cap, et le Bas de Cap, ou Basseterre. Une poignée de loups de mer, douze au total, conduits par Pierre Le Long, selon le témoignage de Moreau de St-Méry, a suffi à établir ce qui allait devenir la capitale de la colonie française de St Domingue. Leur mode de vie, leur foi et leurs choix d’activité allaient à l’encontre des intérêts de l’Espagne qui avait besoin de cette terre comme réserve de gibiers pour les colonies du continent. Animaux de selle et de boucherie issus de ceux qu’ils avaient lâchés dans l’île à leur arrivée en 1492, mais que les empiètements des Français mettaient en danger. Aussi, les premiers emplacements subirent-ils des assauts successifs. De la part des Espagnols, lesquels, arrivés dans l’île les premiers, se sentaient un droit de légitime colonisation sur l’intégralité du territoire, Est et Ouest réunis ; de la part des Anglais, concurrents de la France sur les terres et les mers dans la Caraïbe. Trois ans avant le traité de Ryswick par lequel l’Espagne céda la partie orientale de l’île à la France, les trois sites furent dévastés par les Espagnols alliés aux Anglais, et la population dispersée le 30 mai 1695.

Les Espagnols avaient à cœur d’empêcher l’établissement de tout rival, en particulier des Français, dans cette partie de l’île, car elle commande le passage des galions chargés d’or qui transitaient soit par le canal du Vent, soit par le canal de la Mona. Les pirates français opérant dans l’île de la Tortue dont ils s’étaient rendu maîtres avaient pour cible les navires des puissances ennemies de la France et à ce titre représentaient un danger pour l’Espagne.
La concurrence entre les Français et les Anglais était nourrie par la tendance des colons Espagnols à se désintéresser des îles au profit du continent dont les richesses étaient autrement importantes. Il y avait une place à prendre, et les deux protagonistes s’affrontèrent à de multiples reprises, les guerres européennes ayant leur résonnance outre-mer. Saint Domingue est, à cet égard, une extension du domaine d’une lutte cyclique qui oppose depuis le Moyen-Âge la France à l’Angleterre.

Mais la détermination des fondateurs fut la plus forte. Ils revinrent aussitôt reconstruire ce que l’adversité avait livré aux flammes. L’essentiel de la population fut regroupé à la Basseterre, ou Bas du Cap, le quartier directement adossé à la montagne, face à la baie qui porte alors le nom de Petite Anse. Le mouillage y est abrité, les conditions d’aiguade excellentes pour les marins, avec les nombreuses sources naissant au pied du massif calcaire. Le Cap est à la fois une vigie pour les soldats, un repère pour les marins et une réserve de bois et de gibiers pour les premiers boucaniers établis sur la côte. Mais il fallut attendre 1711 pour qu’un arrêté royal établisse officiellement la création de la ville. Selon un plan rigoureux, tracé au cordeau, composé de 17 rue du Nord et Sud et de 32 rues d’Est en Ouest. Le tout formait un ensemble compact au pied de la montagne, 260 îlets divisés en quatre emplacements, soit environ un millier de foyers, la plupart construits en maçonnerie, recouverts en tuiles taillées dans l’ardoise d’Anjou.

Le plan d’occupation des sols répartit à chaque terrain concédé une affectation, laissant de la place pour les jardins, les fontaines publiques qui devaient approvisionner en eau les habitants, les marchés et les places. La ville devint très vite le centre de gravité de la société coloniale, sa métropole économique et le lieu d’élaboration d’une culture créole qui devait étendre son influence à toutes les îles de Cuba à la Barbade en passant par la Martinique et la Guadeloupe au destin desquelles la colonie était liée. La vie mondaine y était très active et une certaine frivolité caractérisait cette société créole qui posait côte à côte, le luxe le plus insolent et la pauvreté extrême. De là une insécurité permanente des rues mal éclairées dès la nuit tombée et la multiplication des plaintes que la maréchaussée a toutes les peines du monde à apaiser.

Comme lieu de résidence du Gouverneur de la Colonie, la ville disposait d’un certain statut et de certains privilèges que n’avaient pas les autres cités des Antilles. Selon un plan de base presque identique, chaque îlet avait des mensurations précises, avec des règlements pour le marché, les jardins publics, les loisirs et le fonctionnement des métiers. En ces temps de régime absolutiste, la colonie était comme la métropole soumise à une logique d’extorsion du maximum de profit des possessions de la couronne pour renforcer à la fois la puissance et le prestige de la mère patrie. 

Son statut de capitale jusqu’en 1749 valut au Cap-Français des travaux d’embellissement et d’infrastructures dignes de son rang. Même si le Cap fut dépassé par Port-au-Prince comme centre de gravité du pouvoir politique de la colonie, il en demeura le poumon économique jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Pour prix de sa faveur, la ville subit souvent des destructions violentes, notamment en 1802 lorsque Henry Christophe, sur ordre de Toussaint la livra aux flammes au lieu de la livrer à l’ennemi. Ce fut également le cas durant les divers épisodes de guerre civile.

Une visite aux ruines de l’ancienne plantation Galman du Pla donne une idée du niveau de richesse d’un grand planteur de la plaine au temps de la colonisation. La moyenne des plantations comptait trois cents esclaves pour environ 250 à 300 hectares de terrains. L’état de dégradation des vestiges exprime, plus de deux cents ans après les faits, la violence qui a dû parcourir cette région à chaque fois que les esclaves sonnaient le tocsin du soulèvement général. Pour avoir été l’épicentre du pouvoir colonial et le lieu où le despotisme de l’Ancien Régime a laissé les souvenirs les plus marquants, le Cap aura subi dans ses murs et dans ses fondations la terrible vengeance des anciens esclaves. Il est délicat pour un géographe d’aujourd’hui d’apprécier cet héritage sans revendiquer un droit d’inventaire. Mettant de côté la part de l’esclavage dont rien ne pourra jamais justifier la pratique, il reste à comprendre comment s’est opéré le déclin de l’une des plus magnifiques cités de la Caraïbe.
 
Un phénix réduit à ses cendres
Aussitôt établie l’indépendance d’Haïti, le Cap-Haïtien retrouva son lustre grâce à la politique diligente d’Henry Christophe qui rebâtit ce qu’il avait brûlé avec un souci vétilleux du détail qui force à l’admiration. Et c’est vers d’autres ruines qu’il faut lever le front pour contempler les vestiges du palais de Milot pour comprendre l’ampleur de la tâche dans son ensemble. Le choix des matériaux, le plan des constructions, les règlements et servitudes communs donnaient à la capitale du Nord, bientôt du Royaume, un cachet qui n’avait rien à envier aux autres capitales des Amériques. Les descriptions qu’on laissées les voyageurs donnent de la ville, au temps du roi bâtisseur, une image flatteuse qui contraste sans doute avec la sévérité du régime qui l’a rendu possible. La mise en place d’une politique éducative et d’une politique sanitaire salutaire semblaient de nature à assurer un état des lieux satisfaisants, preuve de l’urbanité avancée de l’époque. Le régime de Christophe abattu, la ville continua de jouer son rôle de matrice d’un développement régional qui ne peut pas se comprendre sans l’esprit pionnier de la ville, la fierté de ses habitants, leur sentiment d’avoir été à l’origine de quelque chose de grand. De ce passé prestigieux témoignent les ruines de la citadelle La Ferrière qui dominent la ville depuis le sommet du Bonnet -à-l’Évêque.

 

En effet, durant tout le XIXe siècle, la ville est le centre d’une activité fébrile liée à la diversité de richesses que fournissent les plantations des plaines et des montagnes à l’entour et qui trouvent dans le port du Cap-Haïtien leur débouché naturel vers l’extérieur. Pour le sucre, produit en quantité dans les plantations de Quartier Morin, de Limonade et du Limbé, le café, le cacao, des quartiers du Dondon, de la Marmelade, de Sainte Suzanne, etc. la région a connu une relative opulence qui a profité surtout aux bourgeoisies terriennes installées dans les villes et les bourgs dont le Nord est très intimement maillé. À intervalles réguliers, de gros villages à l’habitat groupé selon un plan et un ordonnancement qui rappellent en miniature l’architecture de la ville du Cap.

La ville porte encore les ruines de cet âge d’or où la richesse reposait sur le travail et la libre industrie de ses habitants, et non pas sur la sueur et les larmes d’esclaves. Les rues qui forment le quadrilatère initial ont certes été tracées par les Français, mais l’essentiel du bâti parvenu jusqu’à nous est, soit contemporain, soit postérieur à l’époque du roi Christophe. C’est dire que la période qui fait suite à l’indépendance n’est pas indistinctement marquée par le chaos, mais caractérisée par un renforcement du pouvoir de la ville sur la région dans le cadre d’un royaume en guerre. De 1807 à 1820, plus d’une décennie de politique économique, de régime institutionnel et de conflits avec l’Ouest ont donné à la région un sentiment irrédent qui se ressent encore dans un régionalisme parfois ombrageux. Ce sentiment se résume par un terme dont j’ai appris peu à peu à débrouiller le sens : la capoisité. Il s’agit d’un concept nouveau, forgé par le professeur Noisin, recteur de l’Université du Roi Christophe.

 

 

Un concept fondé sur l’intuition qu’il y a dans le Nord, un supplément d’âme qui ferait du Capois un être à part, au sein de la société haïtienne. La capoisité est innée. Elle se caractérise par trois vertus majeures : le courage, le sens de l’honneur et le goût du travail.
Même si le centre du pouvoir fut déplacé à Milot durant les années du règne, le Cap-Haïtien restait le poumon de l’économie, le lieu d’une sociabilité cultivée et joyeuse marquée par le nombre des sociétés savantes et la qualité des intellectuels, des écrivains sortis de ce moule : Oswald Durand’ Anténor Firmin, Louis Mercier, Louis Joseph Janvier, pour s’en tenir aux plus grands. 

Cette période que l’on peut considérer comme l’âge d’or du Cap Haïtien a été brutalement interrompu par une catastrophe. En effet, le tremblement de terre du 7 mai 1842 reste la catastrophe la plus marquante de l’histoire de la ville. Il tua la moitié de la population et laissa par terre les bâtiments les plus remarquables. La ville s’en est-elle jamais remise ? Après le glissement du statut de capitale vers Port-au-Prince, la catastrophe de 1842 a donné un coup d’arrêt à une dynamique de reconstruction qui a durablement blessé la conscience collective du Nord.

Étant choisi pour être Président du campus Henry Christophe de Limonade, mes origines portoprinciennes furent ressenties comme une menace à l’honneur des Capois et il me fallut me renseigner auprès des plus érudits parmi les historiens de la ville (les professeurs Émile Eymma, Charles Manigat, Jusnerd Nelson) pour comprendre le fondement de cette identité. Eddy Lubin me délivra symboliquement certificat de capoisité pour services rendus au cours de ma mission académique dans le Nord, et je sentis que le sentiment régional n’était pas surfait, mais correspondait à un réel sens de responsabilité nationale, un rôle de gardien de l’identité nationale. Cela a du sens, eu égard à la place du Nord par rapport à la lutte pour l’indépendance.

Le Cap, ce n’est pas seulement un rituel, résumé en 350 ans de fondations suivies de destructions, d’incendies et de mises à sac par l’ennemi. Ce sont aussi des traditions culinaires, une façon de parler, de faire de la musique et de cultiver la terre, différentes du reste du pays. Aujourd’hui encore, le Nord garde une identité propre, sensible dans l’art, la culture et la politique. Par son isolement durable par les montagnes qui en rend l’accès difficile, le Nord en général, et le Cap en particulier, est resté relativement épargné par le déclin des cultures et l’exode rural qui a caractérisé la ruine de la Plaine du Cul de Sac à partir de la fin des années 1970. Par son côté provincial, le Cap conservait un cachet d’authenticité qui devait peu à peu disparaître des principales villes soumises à l’influence de la capitale et entraînée par elle dans le déclin. Cependant, un demi-siècle plus tard, la situation a changé.

Je me souviens encore de mon émerveillement lorsque je visitai pour la première fois le Cap-Haïtien, il y a exactement quarante ans. Les rues étaient encore propres, les maisons coquettes et la population concentrée dans les limites du cadran initial, avec presque pas de quartiers pauvres, sauf La Fosssette. Les paquebots déchargeaient leurs touristes sur les quais et ils allaient se rafraîchir aux bars du Boulevard sans craindre le moins du monde d’être gênés. Il y avait une atmosphère d’oasis préservée dans un désert cuisant. Symboles de cette exceptionnelle résilience à la fois culturelle et économique, la survie des orchestres Septentrional et Tropicana, respectivement doyenne et vice-doyenne des formations musicales haïtiennes, qui continuent de jouer sur un rythme décalé la mélodie d’un Nouveau Monde qui invente de nouvelles chansons sans changer le rythme originel, condition sans doute pour que le phénix renaisse de ses cendres. Les années passent, les musiciens changent, mais c’est toujours le même esprit, la même fierté qui caractérisent la culture du Nord, exprimée à travers la vivacité des fêtes champêtres célébrées avec ferveur dans les principales localités de la région. 

2020 annus horribilis ?

350 après les prémices de sa fondation, que reste-t-il de cette fragrance du Cap ? que reste-t-il de cette fierté ?

Avec environ 500 000 habitants, soit la moitié du million d’habitants que compte le département du Nord, la ville du Cap est venue une agglomération dont les vraies limites commencent à la baie de l’Acul, à partir de la rivière Salée et s'étendent aux parages de Morne Rouge, de Vaudreuil, de Charrier et de Vertières, devenus des faubourgs de la ville. Quant aux cités du Peuple et le quartier de Shada, ce sont des terrains marécageux occupés par une population dense et appauvrie, issue de l’exode rural. Un fléau qui affecte désormais tout le pays. Le Cap est le point de convergence d’un glissement régional des forces vives vers le chef-lieu.

 

 Ainsi, le quadrilatère initial des rues se retrouve-t-il enserré dans un maillage de venelles qui constituent des faubourgs de plus en plus diffus à mesure que l’on s’éloigne de la route nationale. 

Le centre-ville est soumis à un double processus de déclin, et de réhabilitation du bâti ancien, avec des réussites remarquables comme le siège de la BRH, l’Alliance Française, mais trop souvent on voit démolir des immeubles anciens dont la valeur patrimoniale devrait susciter l’intérêt de l’ISPAN. Les anciennes maisons de commerce, avec leur architecture en brique caractéristique de la période victorienne où l’influence anglaise était forte, sont souvent abattues pour être remplacées par des construction en béton sans grâce. Les places anciennes servent aujourd’hui de marché informel, à ciel ouvert, entraînant une dévalorisation immobilière du quartier. En l’absence d’investissement pour au moins les maintenir, combien de belles demeures de famille tombent en ruine parce que les héritiers sont à l’étranger ? La dégradation est avancée dans certains cas. Pour atteindre le sol et nettoyer la chaussée il faut soulever une telle couche de déchets qu’il y a longtemps que la municipalité ne se préoccupe plus de ramasser les ordures dans le secteur qui va de la rue 1 à la rue 12, des Lettres B à la rue Espagnole. 

La rivière du Haut du Cap sinue à travers une zone humide, un marais qui servait de reposoir aux flamants roses et autres grands migrateurs. L’extension de la piste de l’aéroport, sa situation dans la proximité du marais, dans une zone en pleine subsidence, pose un problème à la fois technique, lié aux inondations fréquentes, et écologique, lié à la pollution du site par les usages et déchets spécifiques au transit aéroportuaire. Ce marais, qui aurait pu devenir un parc naturel en continuité avec l’écosystème de la baie dont il est la nurserie principale, est devenu un cloaque qui charrie tous les déchets des bidonvilles qui le bordent. 

Le Pont Neuf, qui permet de passer de la rive gauche à la rive droite offre une vision transversale et surplombante qui dévoile le marasme urbain et l’état de désaffection dans lequel est confiné une part essentielle de la population.

le long de la Nationale 6, le même phénomène d’urbanisation en épis observé dans la plaine du Cul-de-Sac, autour de Port-au-Prince. La progression du front d’urbanisation exerce une pression foncière qui fait substituer à l’agriculture des activités plus rentables : les activités de restauration, la vente de provisions alimentaires, les ateliers de réparation, les banques de borlettes et les fripiers occupent l’essentiel de l’espace entre la chaussée et les façades des maisons dès que la densité du passage permet d’espérer un surcroît de bénéfices. Pour satisfaire cette clientèle des faubourgs, généralement pauvre, au pouvoir d’achat limité, les infrastructures sont forcément sommaires. Ce sont souvent des activités rentables à court ou moyen termes, mais ruineux à long terme pour l’économie régionale par le gaspillage que cela représente d’un terroir agricole de qualité.

 

Ainsi, de Madeline à Carrefour la Mort, le réseau des tap-tap se fait de plus le plus dense aux heures de pointe, ce qui indique une extension du domaine de fréquence de leurs navettes quotidiennes.

Le long de la Nationale 6, la ville étend son aire de chalandise et d’influence jusqu’au Carrefour La Mort. Cela crée des embouteillages tous les matins en direction de la ville et tous les soirs dans le sens inverse. Signe que les infrastructures et les services sont restés concentrés dans la ville, obligeant la population des localités voisines à se rendre au Cap pour l’éducation, les soins de santé, l’acquisition de certains biens et de certains services pourtant très banals. L’urbanisation incontrôlée se poursuit de Quartier Morin à Limonade a un rythme soutenu qui répète à distance le phénomène de bétonisation des terres agricoles au détriment des cultures. La création du Parc Industriel de Caracol (PIC) a insufflé un regain d’intensité aux constructions anarchiques dans les villages et les bourgs qui entrent dans le bassin de main d’œuvre du parc.

L’agglomération capoise a pris de l’envergure, elle va vers le million d’habitants, mais les infrastructures sont restées calibrées pour un gros chef-lieu de province. Les ruelles tracées le long des canaux d’irrigation ont pris la place des cultures, et les constructions en dur remplacent peu à peu les maisons rurales le long de la route. Tous les signes sont là d’une urbanisation anarchique, caractérisée par la transformation des modes de vie et de consommation dans les zones rurales qui adoptent les habitudes de consommation de la ville, sans en avoir les capacités de gestion des déchets, de ramassage des ordures ou tout simplement de recyclage des biens. En attendant la mise en place du site d’enfouissage des déchets qui avait été choisi pour assainir l’agglomération, dans le cadre d’une collaboration entre plusieurs communes du Nord, le Cap souffre d’une insalubrité chronique rendue piégeuse par les habitudes de consommation de la population. De plus en plus de plastic se retrouve dans les canaux, les obstruent. Ce qui provoque des inondations à la moindre ondée. 

Le Cap porte le fardeau d’un département entré dans un état de déshérence politique économique et culturelle avancée qui est à l’image du pays tout entier. L’élite capoise a subi le double exode : vers la capitale et vers l’étranger. Les cadres les mieux formés quittent la ville en quête de meilleures conditions de rémunération, ou à la recherche de meilleurs services. Cette fuite des cerveaux laisse un déficit de compétences et de savoir-faire dont le niveau de qualification général se ressent. La diaspora capoise est à sa ville natale ce que la diaspora haïtienne représente pour Haïti : une réserve de talents et de richesse. Elle joue un rôle essentiel dans l’entretien de la famille restée au pays et nombreux sont les Capois de la diaspora qui sont rentré(é)es au pays pour participer à l’œuvre de reconstruction après le séisme de 2010. Des Bahamas, des USA ou du Canada, cette diaspora, en comptant la seconde génération, représente une population presque égale à la population de la commune natale. Elle reste cependant tenue à l’écart dans la gestion des affaires.

 

La population de la plaine au sens large, qui peuple l’hinterland naturel du port, déstabilisée par le déclin de l’agriculture et l’absence des services dégringole littéralement vers la ville. Elle vient grossir le nombre de brasseurs et de brasseuses qui finissent sur les trottoirs. De Vertières à Sainte Philomène, puis de Barrière Bouteille au Pont Neuf, l’espace public, qui aurait pu être utilisé comme une Belle entrée avec une mise en scène monumentale de la première révolution nègre de l’histoire, est utilisé comme un terrain vague. Les immeubles ne sont pas alignés, aucune perspective ne met en valeur la Barrière Bouteille, les trottoirs sont occupés par des marchands ambulants. Ils foulent un sol sali par les déchets sans savoir qu’il revêt un caractère sacré pour la mémoire. 

Je me souviens, dans mon enfance, d’un camion aux couleurs éclatantes. Il transportait en quantité des oranges et des chadèques du Nord vers la capitale, et le dépôt était à côté de la maison, à Port-au-Prince. Le camion s’appelait «La belle Capoise ». Un vieil adage était écrit sur la carrosserie : « du Nord vient la lumière ». Cela rendait fiers les Capois, jaloux tous les autres, tant le camion était beau, ses fruits doux et juteux. On attendait implicitement du Nord la réponse au déclin de la capitale. Espoir déçu.

 

Lorsque j’y repense aujourd’hui, je me dis que ce n’est pas un déclin, mais un effondrement qui a fait de la province la plus riche du pays, ouverte sur le monde, une enclave repliée sur elle-même. Car les dernières plantations, qui faisaient autrefois du port du Cap le plus actif du royaume et l’un des plus dynamiques jusque dans les années 1980, sont en difficulté : le café reste un point fort dans les secteurs de Dondon, de St Michel mais les chargements sont exportés par la route vers Saint Marc et Port-au-Prince, mieux reliés par la route ; le cacao donne des signes encourageants de renouveau grâce à un effort particulier de spécialisation et d’encadrement dans le cadre d’un programme soutenu par l’Union Européenne (Feccano), mais les quantités exportées restent négligeables par rapport à un potentiel élevé et un marché mondial en pleine expansion jusqu’en 2020. La marque de boisson alcoolisée, Grand Marnier, qui entretenait dans la région une plantation d’oranges amères a cessé ses activités, et il ne reste que la rhumerie Nazon qui soit encore en activité, des grandes usines qui ont fait autrefois la réputation des alcools du Nord. Les bouilleurs de cru artisanal, les guildives, occupent encore une place essentielle dans l’économie rurale, mais il s’agit d’une activité résiduelle, exercée par des personnes âgées dont le savoir-faire est en train de se perdre et de se disperser avec la disparition des derniers moulins à bêtes encore en actifs. Le clairin du Nord, le selebride autrefois réputé à travers le pays et dans les îles voisines est un secret si bien gardé, qu’il ne renaît qu’aujourd’hui sous la marque d’un producteur astucieux qui a su marier l’esprit rebelle de la région avec un goût marqué pour les décoctions fortes, à base d’herbes et de racines. 
Le tourisme reste l’activité principale, celle dont le potentiel est le plus prometteur. Le patrimoine architectural, culinaire, musical est l’un des plus riches de tout le pays. Avec les efforts remarquables qui ont été consentis par les entrepreneurs locaux, le tourisme pourrait devenir rapidement une source de croissance avec des retombées bénéfiques pour le reste de la région. L’insécurité croissante limite la fréquentation à la clientèle locale. Mais la Citadelle attend son heure.

En cette année de commémoration des 350 ans de la ville, le Cap semble prendre le même chemin que les autres chefs-lieux de province, autrefois protégés par un relatif isolement, mais qui sont aspirés vers le déclin par l’accélération des moyens de communication et de télécommunication qui concentrent dans la capitale les ressources, les hommes et les biens. Il est à craindre que les raisons de se réjouir soient trop minces pour pousser la chansonnette. Septen et Tropic auront beau jouer Tanbou Frape ou faire résonner le prénom d’Adrienne aux quatre coins de la Place d’Armes, le cœur ne sera décidément pas à la fête. La ville reste coupée du reste du pays par des chantiers trop lents pour être sincères dans leur volonté de rapprocher le Nord avec le reste du pays : la Nationale 1 reste un chantier pharaonique au coût grevé par la lenteur de son exécution ; la Nationale 3 reste inachevée entre Pignon et St-Raphaël. Comme si cela ne suffisait pas il faut, de plus en plus, compter avec les gangs qui rançonnent les voyageurs sur le chemin. En effet l’insécurité qui était limitée aux faubourgs de la capitale gangrène aujourd’hui également les provinces et le Cap n’échappe pas à la contagion. 

Il ne reste que la Nationale 6 qui maintienne une fenêtre ouverte sur la République Dominicaine d’où sont importés l’essentiel des biens et services que la capitale ne fournit plus. Mais cela place le Cap-Haïtien dans la dépendance directe du voisin dominicain qui a fini par en faire un marché captif. 

Cette perte de l’autonomie économique se double de la perte de l’autonomie politique juste au moment de commémorer la fondation de la ville. En effet, les autorités municipales dont le mandat est arrivé à expiration sont nommées par le pouvoir en place. Elles ne représentent plus personne, et ne doivent leur place qu’à la volonté d’un pouvoir central qui a perdu tout crédit dans la population. 

La Covid-19 aidant, il y a risque que 2020 soit davantage l’année d’un grand enterrement que celle d’une célébration. Enterrement d’une certaine idée du pays, deuil d’une capoisité révolue, foin de tant d’espoirs déçus par une minorité irresponsable et corrompue. Mais s’il est possible, le temps d’un carnaval, de distraire le plus grand nombre, on ne peut pas toujours payer de fêtes champêtres le désenchantement de tout un peuple. Adrienne, la belle Capoise, n’y changera rien. Le Cap va mal et cela se sent dans les rues.

 

Crédit Photo * Malfini Photography
Rue 11, Cap-Haitien, Haïti
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Né le 6 novembre 1961

Port-au-Prince, Haïti

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2000-2002 Etudes int…

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