Au-delà des faits saillants de notre glorieuse épopée, notre imaginaire collectif n’a retenu que le rôle primordial joué par le Nord et la région transversale de Saint Domingue, d’autant plus que l’Indépendance fut proclamée aux Gonaïves le 1er Janvier 1804.
La première conférence nationale
Au-delà des faits saillants de notre glorieuse épopée, notre imaginaire collectif n’a retenu que le rôle primordial joué par le Nord et la région transversale de Saint Domingue, d’autant plus que l’Indépendance fut proclamée aux Gonaïves le 1er Janvier 1804. Pourtant, dès le début de 1791 commençait à se faire nettement sentir dans le Sud profond l’action émancipatrice du déterminisme historique. Pour ainsi dire, l’insurrection des « Africains esclavagisés » de la Plaine des Cayes et de Port-Salut du 24 Janvier 1791 qui seront représentés à la cérémonie du Bois-Caïman par Barthélémy sept mois plus tard, s'installa durablement dans le Massif de la Hotte. L'éclatement de la poussée contestataire des Affranchis de la Plaine-du-Fond des Cayes s'étendit au reste de la péninsule, jusqu’au Port-Républicain qu’ils incendièrent en novembre 1791.
Nous voulons rendre ici un vibrant hommage aux leaders militaires de la péninsule du Sud et à leur participation à toutes les phases de la guerre de l’indépendance. Nous ne pourrons avancer si nous ne nous inspirons pas de la dynamique unitaire que ces héros enterrés avec des costumes de préjugés, sans fleurs ni couronnes, ont insufflé à notre guerre de libération nationale. Malheureusement, l’histoire a toujours brouillé les cartes et a occulté l’entrée triomphale du général Nicolas Geffrard le 17 octobre 1803 dans la ville des Cayes. Les réflexes acquis et les mauvaises habitudes ont la vie dure. En ce sens, à travers les lunettes de préjugés des révisionnistes, la grande convocation du Camp-Gérard du 5 au 6 juillet 1803 continue d’être sous le joug permanent de leur « fatwa ». Pourtant, elle est jusqu’à date l’une des meilleures références à notre légende « L’Union fait la force. »
Selon Thomas Madiou, le général en chef arriva dans la plaine des cayes vers la fin de juin 1803. L’armée du Sud, disciplinée et forte de dix mille hommes lui fit bon accueil. Mais, il se rendit vite à l’évidence que le temps n’avait pas eu raison de la méfiance du Sud à son endroit après le douloureux épisode de la guerre entre Toussaint et Rigaud. Motivé par les intérêts supérieurs, Dessalines réunit les troupes et se plaça au milieu d’elles. Les témoins de cette scène solennelle rapportèrent à Madiou le discours en créole de Dessalines que voici :
« Mes frères, après la prise de la Petite-Rivière de l'Artibonite, sur les Français, je fus proclamé général en chef de l'armée indépendante par les populations de l'Artibonite. Les généraux du Nord et de l'Ouest, mus par l'amour de la liberté, oubliant les haines politiques qui les animaient les uns contre les autres, vinrent successivement reconnaître mon autorité. En acceptant le commandement en chef de mes frères, j’en ai senti l'importance et la haute responsabilité. Je suis soldat ; j'ai toujours combattu pour la liberté ; et si j'ai été pendant la guerre civile aveuglement dévoué à Toussaint Louverture, c'est que j'ai cru que sa cause était celle de la liberté. Cependant, après la chute du général Rigaud, n'ai-je pas maintes fois usé de mon influence pour sauver une foule de braves que le sort des armes avait trahis et qui eux aussi avaient vaillamment combattu pour la liberté lorsque tous nos efforts tendaient à écraser le parti colonial ? Beaucoup de ceux qui m'écoutent me doivent la vie ; je m'abstiens de les nommer. Mes frères, oublions le passé ; oublions ces temps affreux, alors qu'égarés par les Blancs, nous étions armés les uns contre les autres. Aujourd'hui, nous combattons pour l'indépendance de notre pays, et notre drapeau rouge et bleu est le symbole de l'union du Noir et du Jaune.
Dessalines fut interrompu par toute l'Armée qui s’écria : « Guerre à mort aux Blancs ».
Après avoir décrit cette scène dont le dépassement de soi était la toile de fond, Madiou révèle encore d’autres aspects laissant entrevoir la nature et l’importance géostratégique de l’Entrevue du Camp-Gérard. Dès le mois de mai 1803, la guerre qui avait éclatée entre la France et l’Angleterre avait accru la détermination des insurgés. Sur ces entrefaites, la frégate « L’Infatigable » sortant de Brest vint mouiller au Port-Républicain.
Elle avait fait une traversée de trente et un jours. Elle apporta à Rochambeau l'ordre de Napoléon de transférer immédiatement le quartier-général au Cap. Cette nouvelle plongea dans la consternation les colons du Port-Républicain. Ils découvrirent clairement que le gouvernement français, reconnaissant la difficulté qu'on éprouverait désormais à communiquer avec Saint-Domingue, à cause de la guerre qui était inévitable avec l’Angleterre, voulait que le quartier-général fût établi dans une ville de l'île plus à proximité des points d'atterrissage que le Port-Républicain.
On s’explique ainsi la décision géostratégique de transférer le quartier général dans la ville du Cap. D'un autre côté le départ du capitaine-général Rochambeau devait affaiblir les troupes de l'Ouest de plus de moitié, au moment où ce département était menacé par la plupart des forces des indépendants de l'Artibonite et de l'Arcahaie. Rochambeau s'embarqua pour le Cap vers la fin de juin, après avoir envoyé l'ordre au général Sarrasin de venir prendre le commandement du Port-Républicain, et après avoir expédié le général Fressinet à Jérémie.
Dessalines fut dès lors certain du succès de l'insurrection, et il redoubla d'activité et d’ardeur pour précipiter le départ des troupes françaises. Beaucoup de citoyens noirs et mulâtres, qui, jusqu'alors avaient été fidèles aux blancs, parce qu'ils doutaient du triomphe des armes indépendantes face à la puissance de la France, vinrent grossir l'Armée indépendantiste. En effet, les vaisseaux anglais étant les maîtres de la mer bloquèrent l’arrivée de renforts et munitions pour I ‘Armée française. Celle-ci placée entre les Anglais et les indépendants devait avant peu capituler. Cependant, il ne faut pas croire que les Anglais aient été dans cette guerre véritablement les auxiliaires des indépendants auxquels ils vendaient des munitions au poids de l'or. Jamais un seul de leurs officiers ne s'est retrouvé dans nos rangs, dirigeant nos opérations. Se méfiant de tous les Européens, Dessalines disait sans cesse que tous les blancs se ressemblaient. Cette guerre maritime, sans laquelle les indépendants eussent néanmoins triomphé, fut pour nous une heureuse circonstance qui hâta l'évacuation des troupes françaises. Des hauteurs du Cap, les Français découvraient sur la mer, les barges des indépendants abordant les frégates anglaises, et leur vendant, pour de la poudre et du plomb, des ananas, des oranges, des légumes, de la volaille, du coton et du café.
Pendant ce temps, les indépendants des mornes de Jérémie combattaient les Français avec le plus grand acharnement. Ils attaquèrent avec impétuosité le Camp-lvonet qu'occupaient des troupes européennes, et s’en rendirent maîtres. Le colonel Berger qui commandait la place de Jérémie sortit contre eux, le 23 juin, à la tête de six cents hommes. Il se précipita sur l'ennemi à l’improviste, et pénétra dans le camp retranché. Il y eut un grand carnage. Berger fut renversé d'un coup de sabre à la tête. Les indépendants succombèrent et furent passés en grand nombre au fil de l’épée. Ce succès ne fut avantageux aux Français que parce qu'il retarda la chute de Jérémie mais n’ébranla pas la puissance des insurgés de la Grande-Anse. Peu de jours après l'arrivée de Rochambeau au Cap, une croisière anglaise de quatre vaisseaux et de plusieurs frégates, vint, le 4 juillet, s'établir devant cette ville. En même temps, les Anglais bloquaient le Port-Républicain et les Cayes.
Revenons dans la Plaine-du-Fond des Cayes pour continuer notre plongée de mémoire dans l’ambiance qui prévalait au quartier général du Camp-Gérard. Il importe de s’arrêter un peu sur l’état d’esprit du général en chef qui, à partir de La Coupe, avait traversé la péninsule méridionale à travers les montagnes. Certain que Rochambeau est figé au Cap, c’est un Dessalines pragmatique et confiant qui arriva dans la Plaine-du-Fond des Cayes. Selon Madiou, aux propos de circonstances du général en chef, « l'armée répondit par des acclamations universelles. Dessalines reçut de tous les officiers supérieurs l'accolade patriotique. » Il est important de signaler la surdétermination de l’abnégation et du sens du sacrifice face à l’angoisse du rétablissement de l’esclavage. Les intérêts supérieurs plus que les motivations personnelles rendirent possible le parachèvement de l’organisation de l’Armée des forces indépendantistes. Geffrard fut nommé général de division, commandant en chef du département ; Gérin, général de brigade, commandant de l'arrondissement de l'Anse-à-Veau ; Jean-Louis François, général de brigade, commandant de l'arrondissement d’Aquin ; Moreau Coco Herne, général de brigade, commandant de celui des Cayes ; Laurent Férou, général de brigade, commandant de celui de Jérémie.
Ainsi, par le jeu des circonstances historico-politiques, la réconciliation lors de la Grande Convocation du Camp-Gérard paracheva l’organisation de l’Armée indépendantiste et présenta, in extenso, la dynamique unitaire sur les fonts baptismaux. L'histoire doit retenir que cette entrevue historique entre le général en chef et les leaders militaires du Sud couronna la culmination du processus unitaire. De cette rencontre est sortie, après un large consensus, l’unification des forces indépendantistes. Dès lors, l'unité de commandement attribué au général Dessalines lui permit d'avoir la marge de manœuvre suffisante pour asseoir son autorité, faire passer ses vues stratégiques et militaires. Selon Madiou, « comme il existait déjà aux Gonaïves une 14e demi-brigade, Dessalines donna aux cinq autres corps du Sud, qu'il venait de former, les numéros : 15e, 16e, 17e, 18e et 19e. La 13e fut confiée au colonel Bourdet, homme de couleur ; la 15e au colonel Francisque, homme de couleur ; la 16e, au colonel Leblanc, homme de couleur ; la 17e, au colonel Vancol, homme de couleur ; la 18e, au colonel Bazile, Noir ; la 19e, au colonel Giles Bénech, Noir. La légion de cavalerie fut confiée au colonel Guillaume Lafleur, Noir. »
Avant de repartir pour la Plaine du Cul-de-Sac, Moreau Coco Herne et Férou avaient à conquérir les Cayes et Jérémie, les chefs-lieux des arrondissements récemment confiés. Dessalines forma ensuite, de toute l'armée du Sud, six demi-brigades d'infanterie et une légion de cavalerie. « Geffrard présenta à Dessalines Boisrond Tonnerre, son secrétaire, le lui recommanda comme un homme instruit, du patriotisme le plus ardent. L'attitude et le langage de Boisrond Tonnerre séduisirent Dessalines qui l'attacha à sa personne. » Le processus unitaire bouclé, le général en chef repartit pour l’Ouest convaincu qu’il ne s’agissait plus d’une simple rébellion que la France pouvait mater mais plutôt d’une révolution que rien ne pouvait arrêter.
1Nom de Port-au-Prince pendant la période révolutionnaire française
2Thomas Madiou, Histoire d’Haiti, Tome III, Imprimerie de Jh Courtois, 1848, p 48
3 Ibid.
4Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, Imprimerie de Jh Courtois, 1848
5 Ibid.
6 Ibid.
7Thomas Madiou, Histoire d’Haiti, Tome III, Imprimerie de Jh Courtois, 1848, p 48