Un peuple, une péninsule, une ambition…

Dans notre mémoire collective, la participation du Sud à la guerre de l’indépendance apparaît terne et blême par rapport à celle du Nord et même secondaire, loin derrière celle de l'Ouest.

Un peuple, une péninsule, une ambition…

Dans notre mémoire collective, la participation du Sud à la guerre de l’indépendance apparaît terne et blême par rapport à celle du Nord et même secondaire, loin derrière celle de l'Ouest. Les origines diverses de cette perception continuent d’alimenter des interprétations erronées dans l’appréciation de la contribution de cette région au processus de création du nouvel Etat. Face à l’angoisse du rétablissement de l’esclavage, le général de brigade Nicolas Geffrard, dans une lettre adressée à Dessalines en date du 18 nivôse an 11 (8 janvier 1803), se devait d’écrire : 

« Nous voici parvenu à un moment décisif et il va falloir nous concentrer et cesser d'offrir le spectacle d'un soulèvement d'hommes dispersés sans ordre et sans commandement. L'ennemy n'a fait jusqu'ici que tirer parti de cette grande faiblesse ; nous sommes déjà redoutable à cause de notre volonté de vivre libre ou de mourir, nous deviendrons invincibles si nous nous unissons sous un commandement suprême. Je viens d'écrire au Général Christophe en ce sens et je suis assuré de sa réponse positive. »[Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 30]  

Cependant, à la même époque, Dessalines n’était pas sans ignorer que son nom était prononcé avec acrimonie dans le Sud à cause des comportements extrêmes lors du conflit entre Toussaint et Rigaud. Il importe de rappeler que, lors du siège de Jacmel pendant la guerre du Sud, Christophe et Dessalines furent impitoyables. On a rapporté certains épisodes douloureux où Christophe n’épargna ni enfants ni femmes enceintes ni vieillards.[Charles Mackenzie, Notes on Haiti, made during a residence in that republic – Vol 1, 1830. p75] On comprend ainsi le sens de l’expiation dans les propos de Dessalines au Camp-Gérard sur fond d’abnégation, il faut le reconnaitre. 

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­

Toutefois, la crise haïtienne actuelle a le mérite de mettre à visière levée l’échec du courant nihiliste qui encourage la jeunesse à ne pas se réconcilier avec les fondamentaux historiques. En ce sens, il importe que la grande convocation du Camp-Gérard sorte de l’oubli en raison de son symbolisme. En effet, du 5 au 6 juillet au Camp-Gérard, l’union des anciens et nouveaux libres, des noirs et des mulâtres, en parachevant l’organisation des forces indépendantistes, donnait une nouvelle impulsion à la lutte. En ce sens, elle imprima la trajectoire vers la culmination de la résilience du 18 novembre 1803 qui déboucha sur le 1er Janvier 1804 dans la ville des Gonaives où nos ancêtres se mirent debout à la face du monde. Il importe ici de signaler l’origine méridionale d’au moins du tiers des trente-sept signataires de l’Acte de l’indépendance.

En effet, pendant que le général en chef regagnait son campement dans la Plaine du Cul-de-Sac, Nicolas Geffrard assiégeait la Plaine-du-Fond des Cayes.  Jérémie passait, le 4 août, entre les mains de Laurent Férou. Le 8 septembre, les troupes de Pierre Cangé secondé par Magloire Ambroise, Lacroix et Macaque rentraient à Jacmel. Quelques jours auparavant, c’était au tour de Léogâne d’être libéré par Pétion et Cangé. Le 10 Octobre, à sept heures du matin, Jean-Jacques Dessalines, Alexandre Pétion et Louis Etienne Gabart, à la tête l'Armée indépendantiste, firent leur entrée triomphale à la capitale qui reprit ce jour-là le nom de Port-au-Prince. En apprenant la capitulation du général Brunet et l’entrée de Geffrard aux Cayes le 17 octobre 1803 à la tête de l’Armée du Sud, Dessalines partit de la Plaine du Cul-de-Sac le 21 Octobre.[Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 366]

 

Le 1er Novembre, le général en chef passait en revue les troupes de l’Artibonite aux Gonaïves et mettait le cap sur le Limbé où devaient se réunir les troupes d’élites de l’Ouest, de l’Artibonite, du Nord et du Sud. Pourtant, l’Armée du Sud ne fut pas à ce dernier grand rendez-vous où se distinguèrent Louis Etienne Gabart, Jean Philippe Daut, Augustin Clerveaux, André Vernet, Henry Christophe, Paul Romain, et François Capois. A la vérité, Geffrard n’a même pas eu le temps d’arriver à Grand-Goâve. L’Armée du Sud dût se rendre à Jacmel pour combattre une insurrection des anciens partisans de Lamour Dérance, soulevés contre l’autorité de Dessalines. Geffrard pénétra donc dans les mornes de Jacmel, étouffa l’insurrection, arrêta les principaux chefs et rétablit la paix à la fin du mois de Novembre. Toutefois, si l’effervescence enivrante de la dernière grande victoire du 18 novembre sur les forces du mal occulta les effets du blocus naval de l’Angleterre et de la fièvre jaune[ Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 367], nous tenons à rappeler la participation du Sud à la bataille décisive de Vertières par la présence du vaillant général Pierre Cangé, natif du Grand-Goâve.

 

Conclusion

Avec la disparition des matières comme l’histoire et la culture générale, la pédagogie de l’absurde promeut le « pito nou lèd nou la ». L’indigence intellectuelle est ainsi devenue l’essence même de notre société. Loin d’un exercice futile d’auto-flagellation pourtant nécessaire, il s’agit de reconnaitre notre incapacité à distinguer le faux du vrai. En ce sens, les exemples sont pluriels.  On a vu l’inauguration d’une la bibliothèque municipale de Mirebalais baptisée au nom de la tortionnaire tonton macoute Rosalie Bosquet – Mme Max Adolphe [Gérard Jeanty Junior, «  Outrage à la mémoire des victimes de la barbarie duvaliériste »,  publié le 30 août 2010  http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/83021/Outrage-a-la-memoire-des-victimes-de-la-barbarie-duvalieriste] . On a aussi assisté à la remise au champion national de tennis de table d’une coupe nommée « Guy Philippe ».[Emmanuel Bellevue, « Lionel Carré remporte la coupe Guy Philippe », publié le 12 avril 2016 lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/157681/Lionnel-Carre-remporte-la-Coupe-Guy-Philippe] On peut donc comprendre le désarroi de la jeunesse estudiantine qui, sous l’emprise des « sen dendens », ne sait à quel saint se vouer. C’est avec cet état d’esprit qu’il faut aborder le choix de Jean-Claude Duvalier, antithèse de l’état de droit, comme parrain de promotion de l’Ecole de droit des Gonaïves.

En clair, les forces de l’immobilisme et de la stagnation ne chôment pas en Haïti. Elles continuent de répandre la contagion réactionnaire en contaminant la jeunesse avec le virus du statu quo. Dans ce vaste complot collectif et national par les pseudo-intellectuels, l’empirisme est devenu depuis des lustres l’alchimie des charlatans pour euthanasier l’esprit de la jeunesse et combattre la modernité. Le déficit de vision anticipatrice est ainsi devenu la signature génétique d’une société haïtienne qui n’a jamais revendiqué un modèle économique et politique basé sur le droit et la justice. Pour déboulonner ce système de pensée qui condamne au non-développement durable, il faut donc commencer par inverser l’ordre de la déresponsabilisation collective en mettant en œuvre un développement économiquement durable maîtrisé par les Haïtiens en résonance avec nos fondamentaux historiques et culturels qui structureront de façon pérenne le cadre de notre existence. 

Au-delà des faits et moments saillants de notre vécu de peuple, nous voulons ici rendre hommage à la singularité de l’Entrevue du Camp-Gérard. Nous ne pourrons aborder sereinement les défis de demain si nous nous n’inspirons pas de la dimension universelle des meilleurs moments de notre histoire et des gestes de fierté de notre passé. « Les peuples cessent de vivre quand ils cessent de se souvenir. »[Maréchal Ferdinand Foch   ] La société frappée d’amnésie n’a ni empreinte génétique ni ressort pour rebondir et ne pourra donner de direction ni à son présent ni à son futur. Face à cette tendance à privilégier l’indifférence, il est opportun de rappeler que les fondamentaux historiques constituent un trésor national qui nous permettra d'élever notre niveau de conscience, de redécouvrir les vertus et de renouer avec la grandeur. Tout comme l’arbre a besoin de ses feuilles, il a besoin de ses racines. En résonance avec nos fondamentaux historiques, notre mémoire collective est essentielle pour consolider notre vision du futur. « Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».[ Ibid.]

Comme je l’ai démontré dans « La Péninsule Républicaine » publiée en 2014, il importe de repousser les limites de l’ignorance de notre propre histoire. Afin que nul ne l’ignore ou n’en prétexte l’ignorer, les vies de nos héros abandonnés, sans fleurs ni couronnes, dans les oubliettes du chauvinisme, du régionalisme et du racisme auraient été de mauvais rêves si nous ne nous étions pas donnés pour mission d’accomplir ce devoir de mémoire. En témoignage de notre reconnaissance, nous tenons à rendre un vibrant hommage à la singularité de leur contribution à l’œuvre libératrice et à l’universel. Parce que son affirmation à l’existence s’est vue sans cesse opposer l’exercice de l’incompréhension et parfois du mépris, parce que l’histoire a souvent brouillé les cartes, la péninsule du Sud, confrontée à une politique du déni, affirme sans discontinuer sa détermination à durer.

_________________________________________________________________________________________________

1Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 30

2Charles Mackenzie, Notes on Haiti, made during a residence in that republic – Vol 1, 1830. p75

3Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 366

4Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 367

5Gérard Jeanty Junior, «  Outrage à la mémoire des victimes de la barbarie duvaliériste »,  publié le 30 août 2010  http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/83021/Outrage-a-la-memoire-des-victimes-de-la-barbarie-duvalieriste

6

Emmanuel Bellevue, « Lionel Carré remporte la coupe Guy Philippe », publié le 12 avril 2016 lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/157681/Lionnel-Carre-remporte-la-Coupe-Guy-Philippe

7Maréchal Ferdinand Foch

 8Ibid.