Il est plus de 10 heures. Le soleil batifole avec les flèdizè qui s’ouvrent gaiement à ses chaudes caresses. De nouveaux oiseaux maintenant familiers, donnent un joyeux concert dans les arbres transformés en estrade pour l’occasion. Quelques abeilles butinent consciencieusement les hibiscus alignés le long des murs. La nature se réveille, toute fraîche après une pluvieuse nuit.
Elle regarde avec nostalgie ce joyeux spectacle à travers la grande baie vitrée de cette chambre devenue sienne depuis quelques mois. Elle n’a aucune envie d’en sortir, malgré ce petit creux à l’estomac qui s’agrandit de plus en plus. Elle est encore étendue nonchalamment sur le grand lit faisant face au jardin. Elle écoute de la musique. D’instinct, elle avait choisi une « playlist » accordée à son humeur. Des chansons mélodieuses se succèdent et remplissent l’air de mélancolie. Elle pense à sa terre natale, secouée depuis de longues années par un chaos interminable.
Elle donnerait tout pour apaiser ce « Mal du pays » que la voix de Manno Charlemagne ravive dans son âme. Elle a un mal fou de son Haïti chérie. Perdue dans ses pensées, elle entend le chant de la mer dont les vagues viennent lécher langoureusement le sable chaud de la plage. Cette étendue bleue lui manque terriblement sur cette terre entourée de terres. Elle s’y voit, sereine, plongée jusqu’au cou, abandonnée à son doux ballottement. À ses narines afflue l’odeur du lambi boucané. Le souvenir du savoureux poisson rose savamment épicé noie brusquement sa bouche d’un grand jet de salive qui de peu la ferait s’étrangler.
Ses joues seraient également inondées d’une avalasse de larmes sans cette voix qui, l’arrachant à sa rêverie, l’appelle dans l’escalier et se rapproche d’elle de plus en plus. Elle avait complètement oublié la jeune fille qui avait promis à son fils de venir lui faire nos fameux pate kòde dont ce dernier raffole. Furtivement, elle essuie deux grosses perles rebelles qui s’échappent malgré elle par les coins de ses yeux. Elle veut à tout prix éviter d’étaler son chagrin au grand jour. Elle n’aura pas ainsi à répondre à des questions qui ne feraient qu’augmenter son mal-être.
Deux petits coups frappent à la porte.
- Entre, dit-elle à sa visiteuse.
- Bonjour Sabine, lui répond cette dernière en lui plantant un gentil baiser sur la joue droite.
- Bonjour Farah ! Merci d’être venue. Papou va être ravi de manger les pâtés. Il ne cesse d’en parler depuis ta proposition de lui en préparer. Il veut même t’assister afin d’apprendre la recette.
- Une promesse est une dette, comme on dit chez nous, répond cette fille du pays.
Puis, elle ajoute :
- Dis donc, tu es encore au lit à cette heure ? Madame is living her best life!
À cette remarque, Sabine se demande si elle doit rire ou pleurer.
Depuis son arrivée dans ce pays séparé du sien par des océans, elle est convertie par la force des choses en mère au foyer. Sans aucun doute, il s'agit de l’une des tâches les plus nobles au monde, mais pour la professionnelle accomplie, femme éprise d’autonomie, il faut bien plus pour son plein épanouissement. Pour elle, ce n’est certainement pas la situation la plus enviable. Et voilà que l’on croit qu’elle se la coule douce en menant sa meilleure vie sans les couleurs, les parfums, les saveurs et les gens de sa terre. Quelle ironie ! Finalement, elle prend le parti d’en rire en se disant malicieusement : « pourquoi pas ?» Et pour mettre en pratique sa résolution, elle dédie un large sourire à son amie en guise de réponse puis s’étire paresseusement, décidée à rendre sa matinée aussi grasse que possible. On dirait que par magie, même le vide de son estomac s’était rempli.
Son coup de blues dissipé, elle change par réflexe de style musical. Des notes vives de « konpa » chassent immédiatement la tristesse du moment qui rendait l’atmosphère brumeuse.
Mais, cet épisode augmente de quelques bons grammes sa sagesse, la rendant encore plus déterminée que jamais à ne rien juger sur les apparences, spécialement celles qui trompent sur la vraie vie d’autrui.