A mon père Dennery Ménélas

 

Messieurs et dames les morts, je vous salue. Je vous ai apporté de l’alcool et quelques nourritures. Je ne vous ai pas versé à boire car j’aimerais que vous m’écoutiez avec la tête claire.

 

Messieurs et dames les morts, je vous salue. Je vous ai apporté de l’alcool et quelques nourritures. Je ne vous ai pas versé à boire car j’aimerais que vous m’écoutiez avec la tête claire. J’ai à vous parler de cette ville des Cayes que vous avez laissée. Cela fait quelques années que vous ne vous y promenez plus la nuit, il parait que vous aviez du mal à la voire dégringoler sans fin. Alors vous avez choisi le confort de l’ignorance. Mais, n’oubliez pas que ce n’est pas parce que vous avez fermé les yeux que la ville s’est arrêtée de tourner. Tout va pour le pire. Les grandes rues qui faisaient votre fierté sont jonchées de nids de poules comme des ruelles d’une contrée paysanne. Les tas d’immondices se prélassent dans les coins de rues comme des œuvres d’art puantes que nous exposons avec fierté. Et nous sommes encore arrogants d’être Cayens, comme si nous avions construit l’une des plus belles villes du pays, comme si les chiens et les cabris ne nous côtoyaient pas quotidiennement. Les responsables ne sont plus. Les derniers chefs de Port-au-Prince se sont amusés à jouer à la chaise musicale avec la mairie. Le nouveau continue la même danse. Et ceux qui crient haut et fort qu’ils feront mieux font l’apologie du terrorisme avec une légèreté qui n’insurge pas grand monde. Vous ne le saviez pas ? Des hommes ont ligoté tous les policiers, comme du bétail. Nous ne sommes plus à l’abri. Mais ce n’est pas des terroristes que j’ai peur. J’ai crainte de ces jeunes qui ont marre de dormir à longueur de journée, de ces filles qui attendent encore un travail pour avoir un enfant. J’ai peur de l’inertie de cette ville en agonie. 

Moi ? Je ne vais plus aussi bien. Je dois avouer que j’ai de plus en plus honte d’être d’ici, de faire partie de ce naufrage collectif. J’essaie encore d’aimer cette cité crasseuse qui est avant tout la mienne. Mais quand le cœur ne bat plus, ce n’est pas la peine de forcer. Mais j’écris ; j’écris cette ville avec des hommes qui en sont encore amoureux. Des hommes qui croient que la ville des Cayes renaitra de ses cendres. Je les regarde souvent avec une certaine admiration. L’admiration pour un homme cocu qui même après avoir vu sa dulcinée se faire prendre par un vaurien, continue de crier son amour à pleine voix. Car l’amour pardonne tout, même l’impossible, même le ridicule. J’écris car je sais qu’on ne lit plus chez nous. J’écris car j’ai mal au silence. Vous aimeriez sans doute que je me calme, que j’avale une gorgée de cette bouteille que je vous ai apportée et que je m’asseye pour réfléchir avant de parler. Mais je ne pourrai pas car j’ai encore mal. Mal à vos faillites, mal de vous regarder, couchés avec vos sourires façonnés. Je vous regarde, chanceux de n’avoir pas à subir cet enfer.  Vous croyez encore que regarder sous les jupes des dames endeuillées est l’un des grands plaisirs de la mort ? Regardez autour de vous, votre dernière demeure n’a plus été nettoyée depuis des lustres. L’agonie de la ville vous poursuit, elle aussi, jusque dans votre lieu de repos. Et bon, vous avez entendu, ces derniers jours, on prend la ville en photo de haut, de très haut. En prenant soin de masquer, par positionnement ou avec un logiciel, les petites laideurs qui pourraient s’y incruster. La cité est quand même belle quand on s’y met. Aussi majestueuse que vous, le jour de votre enterrement. Allongés dans vos cercueils avec vos sourires, on aurait dit que vous dormiez, que vous rêviez même. Et c’est pareil avec cette ville car un millier de photos ne sauraient changer la réalité. La ville des cayes est morte, comme vous autres d’ailleurs……. Je vous verse à boire.
 

A propos de

Alain Ménélas

Alain Ménélas est un natif des Cayes. Après des études primaires à la Nouvelle Ecole Primaire, Il compléta ses études classiques aux Cours Prives Edme à Port-au-Prince. Quelques années plus tard, Alain reçut son diplôme en Sciences Economiques avec une spécialité en…

Biographie