L’ombre portée par la mort subite du général Nicolas Geffrard le 31 mai 1806, quatre mois avant l’assassinat de Dessalines, impose les germes de la nocivité et des divisions absurdes qui marquent la société haïtienne depuis lors.

L’ombre portée par la mort subite du général Nicolas Geffrard le 31 mai 1806, quatre mois avant l’assassinat de Dessalines, impose les germes de la nocivité et des divisions absurdes qui marquent la société haïtienne depuis lors. Notre vision du monde a perdu toute sa substance avec le mutisme qui s’est installé sur cette disparition subite, couvrant les voix de la raison appelant à faire la politique autrement. Cette réflexion se veut une méditation et un appel pour renouer avec une filiation, celle de la péninsule du Sud, et renverser les images négatives qui s’y rattachent depuis la guerre fratricide de 1799-1800, entre le Nord et le Sud. Après le passage de l’ouragan Matthieu, le rêve de reconstituer le grenier d’Haïti est encore possible. Afin de remonter les bretelles au statu quo, il convient d’abord, de changer les représentations de la société coloniale sans sanction guidant nos pratiques politiques et sociales pour une autre vision du monde, de nous-mêmes et de l'autre. Ensuite, il importe de réconcilier  la péninsule du sud avec ses fondamentaux historiques et de la replacer avec tous ses attributs au centre du débat pour  contrer  l’humanitaire qui accompagne la désarticulation de l’économie haïtienne. Ensuite, il est urgent de décentraliser la gouvernance, délocaliser le monopole de la fiscalité et sous-traiter le monopole du crédit public par la création et à travers le biais d’une autorité de développement coiffant les départements du Sud, de la Grande-Anse et des Nippes regroupés en une zone économique spéciale. Puis, il est impératif de faire  appel à l’ingénierie financière pour accompagner l’ingénierie territoriale, développer les activités portuaires et services maritimes. Enfin, il faut la démocratisation de l’accès à la formation du capital pour mobiliser l’épargne nationale et celle de la diaspora afin de les canaliser vers les secteurs et investissements productifs. 

Sans surprise, dans un contexte apocalyptique de privation liée au passage de l’ouragan Mathieu suivie d’une inondation à proportion biblique, le 206e anniversaire de la proclamation de l’état méridional a été encore une fois fêté à la cloche de bois. Une fois de trop ! Un déficit de mémoire troublant par ces temps d’extrême dénuement, de détresse et d’abandon. De mépris et de déni  même! Pour expliquer cette auto-flagellation, la citation de l’historien tchèque Milan Hübl s’applique à merveille pour la péninsule du sud en Haïti. « Pour liquider un peuple, on commence par lui enlever la mémoire. On détruit ses livres, sa culture, son histoire. Puis quelqu’un d’autre lui écrit d’autres livres, lui donne une autre culture, lui invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est, et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite.» Toutefois, afin que le 206e anniversaire de la proclamation de l’état méridional du 3 novembre 1810 ne tombe pas dans l’oubli, il s’agit de lever le voile sur la tradition d’autodétermination du Sud républicain. Sans détour ni bifurcation. Dans cette même veine, il importe également de revenir sur la tradition de mobilisation de la péninsule méridionale. En effet, du 5 au 6 juillet 1803, par le jeu des circonstances historico-politiques, la Grande Convocation du Camp-Gérard bouclait le processus d’unification après la déportation de Toussaint Louverture, parachevait l’organisation de l’Armée indépendantiste et présentait la dynamique unitaire sur les fonts baptismaux. De cette rencontre sortit, après un large consensus, l’unification des forces indépendantistes. Dès lors, l'unité de commandement attribué au général Dessalines lui permit d'avoir la marge de manœuvre suffisante pour asseoir son autorité, faire passer ses vues stratégiques et militaires. « Le processus unitaire bouclé, le général en chef repartit pour l’Ouest convaincu qu’il ne s’agissait plus d’une simple rébellion que la France pouvait mater mais plutôt d’une révolution que rien ne pouvait arrêter. » (1) Dans l’intervalle, l’entrée triomphale du général Geffrard dans la ville des Cayes le 17 octobre 1803 représentait tactiquement un tournant décisif. C’est un général en chef rassuré et confiant qui donna  rendez-vous au carrefour du Limbé le 1er novembre pour passer les troupes de l’Ouest, du Nord comme du Sud, en revue. Dix-huit jours plus tard, Rochambeau capitulait  devant la ville du Cap. Le 1er Janvier 1804, la décolonisation est célébrée aux Gonaïves. 

Toutefois, parmi les trente-sept signatures apposées au bas de l’Acte de l’Indépendance, on retrouvait  vingt-cinq mulâtres ou gens de couleur, onze Noirs et un Blanc, Pierre Nicolas Mallet alias « Mallet Bon Blanc ». D’un point de vue régional, il est important de signaler l’origine méridionale d’au moins quatorze signataires. Ce sont Louis Félix Mathurin Boisrond-Tonnerre, rédacteur de l’Acte, Laurent Férou , Pierre Nicolas Mallet, Nicolas Geffrard, Etienne Elie Gérin, Jean-Louis François, Jean-Jacques Herne, Pierre Cangé, François Papalier, Magloire Ambroise, Pierre Derenoncourt, Louis Bois Quénez, Guy-Joseph Bonnet et  mon aïeul  Ignace D. Marion, le protecteur de Simon Bolivar douze ans plus tard.

Dans ce même contexte, il importe de s’arrêter sur le palmarès singulier de la plaine-du-fond des Cayes, le principal foyer de la contestation paysanne et de deux scissions en 1810 et en 1868. En plus de Félix Mathurin Boisrond-Tonnerre rédacteur de l’Acte et des signataires Nicolas Geffrard, Etienne Elie Gérin, Jean-Jacques Moreau Herne, Jean-Louis François, François Papalier, Louis Bois-Quénez, la plaine-du-fond des Cayes a vu naitre les présidents Charles Rivière Hérard, Michel Domingue, Pierre Théoma Boisrond-Canal, Lysius Félicité Salomon Jeune et François Antoine Simon. Sont également nés dans la plaine-du-fond des Cayes Jean-Jacques Acaau, Septimus Rameau et le général républicain Benoit Joseph André Rigaud auquel Sonthonax et Polvérel, embarquant pour la métropole le 14 juin 1794, remirent le décret d'abolition de l'esclavage pour le Sud du pays. Aussi, retrouva-t-on Jean-Baptiste Perrier (Goman) et Faustin Elie Soulouque  parmi les premiers sept cents « africains esclavagisés » libérés par Rigaud qui maintint le sud hors de la domination britannique de 1795 à 1798. 

Il importe également de rappeler à la postérité que le cayen Antoine Pierre-Paul se plaça à la tête de   la première insurrection militaire organisée contre l’occupation américaine pour installer son concitadin Horace Pauléus Sanon au pouvoir. La répression s’abattit sur les insurgés qui furent contraints de gagner le maquis. A la fin de l’année 1929, l’occupation avait perdu la face pour plus d’un, même au sein des classes sociales qui lui avaient ouvert la porte. Le combat contre l’occupation et la lutte contre le gouvernement de Louis Borno coïncidèrent pour culminer avec l’événement de Marche à terre du 6 décembre. Survenu à un moment où la conjoncture avait offert aux mécontents et aux nationalistes toutes les occasions, ce massacre devint la toile de fond du mouvement anti-occupation qui accélèrera le départ des Américains. Selon Kethly Millet, «C’est ainsi qu’une foule de 1500 hommes se dirigea vers la ville des Cayes aux cris de « A bas la misère ». «Les objectifs se précisent tout au long du parcours et à son arrivée aux Cayes la foule réclame la libération de trois leaders emprisonnés, la levée des scellés apposés sur les distilleries de «Quatre Chemins»… Dans le tumulte, quelques pierres furent lancées et les Marines armés de mitraillettes et de fusils automatiques, qui bloquaient la route aux manifestants ouvrirent le feu. 22 paysans furent tués sur le coup et 51 autres blessés ».

De ce point de vue, parce que son affirmation à l’existence s’est vue sans cesse opposer l’exercice du déni et du mépris, la péninsule du sud continue d’affirmer âprement son droit à l’avenir. Après deux cents douze ans de déni, elle est en plein droit d’exiger la renégociation des termes de la marche obligée de l’entrevue du Camp-Gérard entre Dessalines et Geffrard. En cette 206e année de l’anniversaire de la proclamation de l’état méridional, ce serait tout de même une ignominie de ne pas s’arrêter sur le nom de Louis Bois Quénez, signataire de l’Acte de l’indépendance. Les historiens doivent chercher à ouvrir les pages de l’histoire pour comprendre pourquoi on retrouve sa signature au bas de la proclamation de l’acte de la scission méridionale du 3 novembre 1810. Ainsi s’explique-t-on, peut-être, cette citation de Napoléon, «l'histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d'accord.» 

 

 

(A suivre)