Abner Mondestin se pourléchait presque les babines. Il faisait de très bonnes affaires et il adorait ça !
Abner Mondestin se pourléchait presque les babines. Il faisait de très bonnes affaires et il adorait ça !
Au départ, ce métier de croque-mort lui déplaisait absolument, mais puisqu’il y avait trouvé le moyen de faire son beurre par son entremise, à présent il lui vouait, littéralement, un culte à nul autre pareil. Qui aurait pu se délecter de travailler dans ce domaine ? Passer sa vie à habiller, pouponner et embaumer des macchabées ? Sauf un fou, bien évidemment, se complairait là-dedans et lui, grâce à Dieu merci, il n’avait rien d’un dément.
Sa marotte à lui c’était les chiffres. Teneur de livres de son état, cette nouvelle profession d’em-ployé de funérarium, il ne l’avait pas choisie. Il avait même été forcé de l’exercer après une très longue période de chômage qui l’avait mis sur la paille.
En effet, sans boulot depuis plus d’un an, il végétait dans la maison, au bord de la dépression nerveuse, jouant au loto tel un forcené en prenant soin de sélectionner toujours la même combinaison de nombres qui correspondait à la date de naissance de sa défunte mère, quand son beau-frère, Gardy, frère de sa tendre moitié, était venu lui proposer ce poste qui était à combler dans cette entreprise de pompes funèbres dont l’un de ses amis était propriétaire.
Être un croque-mort, pouvait-on l’imaginer incarnant ce rôle ? Lui, ce qu’il aimait par-dessus tout c’était de croquer la vie à pleines dents. Il était un « croque-vie », quoi !
Au début, il avait cru à un canular de la part de ce « bòf* » qui avait la réputation d’être un fameux plaisantin ; il lui en avait même beaucoup voulu.
Mais par la suite, il lui avait organisé une petite fête digne de ce nom pour l’en remercier.
À présent, pour rien au monde il n’aurait cédé son job au « Ad vitam aeternam » (c’était la raison sociale de l’institution), à quiconque.
La principale cause de sa nouvelle passion pour ce travail plutôt… détestable et mal rémunéré était simple : il avait découvert une manière extraordinaire de transformer, tel un prestidigitateur, une tâche rebutante en une activité fort lucrative et s’en félicitait chaque jour. Il se sentait l’âme d’un… alchimiste.
Ah ! Il fallait être génial pour dénicher, en pratiquant la thanatopraxie, une pareille pépite d’or dans « ce trou à rats » !
De quoi s’agissait-il exactement ?
Eh bien, il avait remarqué que les parents des personnes décédées, on ne sait trop pourquoi (il s’imaginait que c’était par respect pour… Dieu !), tenaient absolument à ce que leurs chers disparus soient inhumés avec des vêtements neufs. Comportement qu’il avait trouvé, au début, totalement absurde puisque tout ce beau monde était bien au fait que ces superbes habits allaient pourrir inévitablement sous terre.
Mais un jour, au moment où il s’occupait d’une dépouille et faisait à voix haute la remarque de cette aberration pour la énième fois, il ragea en se disant que ses costumes à lui étaient usés alors qu’il était « vivant » et ceux des défunts qui partaient pour l’éternité étaient des costards de galas. Et soudain, cela avait fait tilt dans sa tête : mais, voilà la solution ! avait-il pensé. Ces costumes chics, souvent des trois-pièces, il n’avait qu’à les échanger contre les pauvres siens, minables, effilochés, rapiécés, en somme, fatigués depuis son chômage carabiné. Et, puisqu’il accomplissait sa tâche quotidienne dans le plus strict isolement, à l’arrière de l’établissement, et que les autres, ses employeurs et ses collègues de travail, n’assistaient jamais à ce rituel, il ne serait que trop à l’aise pour effectuer les trocs. Tout le monde n’y verrait que du feu !
Ce jour-là, il rentra chez lui dans un état d’excitation incroyable. Il avait maintenant les coudées franches pour arrondir ses fins de mois en toute discrétion. Ni vu ni connu !
Désormais, ses enfants ne manqueraient plus de rien. Fini les rationnements, les restrictions et les économies de bout de chandelle. Et, il garderait ce secret jalousement pour lui-même. Pour rien au monde, il ne mettrait son épouse dans la confidence.
Son honneur était en jeu…, car elle ne verrait sûrement pas d’un bon œil qu’il puisse se faire de l’argent en volant (grand Dieu, comme il détestait ce verbe), les vêtements des morts dont il avait la responsabilité. La connaissant, elle dirait même que son mari exerçait une forme d’abus (abus de pouvoir, abus d’autorité et finalement… abus de confiance !) sur des « êtres » incapables de se défendre… des « individus » en situation de faiblesse…
Son orgueil en aurait pris un coup… que sa conjointe puisse penser ça de lui.
Son plan « divin », « génial » était en train de se mettre en place, et ceci, de la belle manière.
Au début, sa façon de procéder était simple : il attendait que les parents du disparu lui fassent parvenir le costume neuf et lui, aussitôt qu’il avait identifié la couleur de celui-ci, il partait rapidement chez lui durant son heure de pause et revenait revêtu de son habit usagé de la même teinte… du même coloris, dans les mêmes tons que celui de la dépouille. Ensuite, il lui suffisait d’opérer la substitution et le tour était joué. Le reste n’était que détails et petits problèmes… il réalisait une superbe décoration florale qui ne laissait paraître qu’une infime partie du vêtement. Un dit arrangement, habile camouflage, qui eut tout de suite la faveur des clients de la boîte qui trouvèrent qu’il avait eu là une idée lumineuse.
Le seul inconvénient, mineur, dans toute cette affaire restait la question de size (taille). Souvent, les tailles ne lui convenaient pas. Il avait alors soit des pantalons qui servaient de balai ou de serpillière au carrelage ou d’autres qui mettaient à nu une bonne moitié de son tibia ou encore des vestes dont les manchettes lui recouvraient totalement les mains. Mais, que lui importait le fait de ressembler à un clown quand l’important pour lui était la somme qu’il pouvait en tirer ? Il se réservait les complets qui lui seyaient comme un gant et les autres il les plaçait chez Madame Noémie Faeton qui possédait un commerce « en chambre », non loin de la demeure de ses parents, et qui les écoulait à un rythme à faire pâlir de jalousie les plus grands magasins de la place.
Arriva vite le moment où la garde-robe complète de notre homme avait été renouvelée du tout au tout. Et, il n’était définitivement pas question pour lui de renoncer à son lucratif négoce. Que lui fallait-il faire alors ?
Une autre idée, tout aussi excellente que la première lui vint à l’esprit. Assurément, il était formidablement inspiré tout d’un coup ! Le plus simplement du monde, il allait s’approvisionner auprès des marchandes de « pèpè *», les revendeuses de vêtements d'occasion, ces habits que l’on recevait, par balles entières, des États-Unis d’Amérique, plus précisément de Miami, que l’on trouvait à un prix plus que dérisoire au bas de la ville.
Et hop ! La roue de la chance recommença à tourner pour sa plus grande joie. L’argent affluait dans ses coffres avec une facilité déconcertante, car maintenant il s’occupait aussi des toilettes pour femmes.
Il était heureux comme un roi.
Ah, comme le hasard faisait bien les choses ! Avec une telle chance, il ne négligea pas non plus de continuer à acheter son sempiternel billet de loterie.
À son épouse qui le taquinait au sujet de cette douce addiction, il répondit, peu convaincu quand même : « Sait-on jamais… je pourrais, à n’importe quel moment, rafler la cagnotte, Dieu, fatigué de mon insistance, se décidera bien un jour à m’ouvrir enfin les portes de… l’opulence ! »
Il ne croyait pas si bien dire !
Le lendemain du jour où il eut à faire cette déclaration, il passa au marché se procurer un banal complet gris qu’il allait troquer contre un superbe Yves Saint-Laurent que la famille Buteau lui avait apporté la veille afin que Stanley Buteau, un riche entrepreneur, parte « dignement » pour l’au-delà. Puis, il se rendit au bureau de loto (cette semaine, il y avait deux millions de dollars en jeu) pour acheter un billet.
La transaction effectuée, il fourra celui-ci au fond de la poche de son pantalon et plaisanta avec, Antonin, le préposé à la vente, qui se moquait un peu des vêtements qu’il portait, les lui trouvant beaucoup trop amples.
Notre « négociant » prit cette remarque à la blague en éclatant d’un rire gras et heureux en évoquant un amaigrissement soudain… dû à un problème intestinal pour expliquer le fait pour lui de flotter dans ses propres habits.
Après, il regagna son boulot en sifflotant avec l’insouciance d’un gars satisfait de son sort.
Sur place, il se dépêcha de faire une photocopie de son billet, comme d’habitude, car il vivait toujours dans la peur d’égarer ce dernier. Il remit celui-ci dans sa poche et classa la reproduction dans un tiroir de sa table de travail.
Maintenant, il pouvait s’occuper de son… Yves Saint-Laurent !
Le jour suivant, il répéta, à la lettre, le scénario de la veille… la visite auprès de ses fournisseuses d’abord, puis… direction… le comptoir d’Anto-nin… sauf que…
SURPRISE !
En arrivant au bureau de loterie, où on semblait espérer sa venue avec impatience… il fut accueilli par d’extraordinaires vivats.
Il en fut le premier étonné et sursauta fortement en entendant cette clameur à laquelle il ne s’atten-dait pas.
Les employés de la boîte se jetèrent sur lui avec un enthousiasme débordant.
– Mais, que se passe-t-il ? interrogea-t-il quand enfin il put placer un mot.
– Quoi ? Fit Antonin, le vendeur de lotos, choqué, vous n’êtes pas au courant ?
– Au courant ? Mais de quoi parlez-vous, cher ami ?
– Vous êtes l’heureux gagnant des deux millions de dollars, Monsieur Mondestin ! répondit l’autre avec un grand sourire qu’il lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles. Vous n’avez pas pensé à vérifier votre billet ce matin ?
Par cette simple phrase, Abner avait reçu le choc de sa vie.
Il resta un instant coi, ne voulant pas en croire ses oreilles.
De longues secondes s’écoulèrent sans qu’il puisse même bouger. Il était pétrifié. Ses tympans vibraient dangereusement.
Il allait empocher deux millions ? Non, ce n’était pas possible, il était sûrement victime d’une hallucination… auditive.
– J’ai gagné ? Questionna-t-il incapable de digérer sa chance insolente.
– Oui, monsieur, vous avez remporté la fameuse prime !
– Êtes-vous certain de ce que vous avancez, Antonin ? Insista-t-il pour assurer sa quiétude d’esprit.
– Mais, si je vous le dis, Monsieur Mondestin. L’agencement de chiffres que vous utilisez depuis bientôt cinq ans constitue le numéro gagnant ! C’est ainsi que nous avons pu voir tout de suite que c’était vous le nouvel… élu…
Cela dit, Antonin, pour corroborer ses dires, se précipita vers son comptoir pour saisir le reçu indiquant la combinaison achetée par son client et l’exhiber triomphalement devant les yeux exorbités de notre homme.
C’est seulement à ce moment-là qu’Abner Mondestin laissa éclater son immense ravissement.
« Tel était mon destin, donc ! s’écria l’heureux gagnant.
Ensuite vint le délire… Il hurla de bonheur, trépigna d’allégresse, battit des mains avec frénésie, exécuta quelques pas de danse... C’était fini pour lui la misère, le dénuement, l’indigence ! Il allait être capable enfin d’offrir une belle vie, pour de bon, aux siens… il fredonna un air à la mode… talala-lala… talala-lala…
C’est tout à fait hilare qu’il quitta le bureau de loterie pour partir pour son domicile à la recherche de son billet pour pouvoir toucher sa prime.
Arriver chez lui, à son grand étonnement, la maisonnée semblait être déjà au courant de sa bonne fortune, car il y régnait une effervescence extraordinaire et une excitation sans borne. Tout le monde courait dans tous les sens en poussant des cris hystériques. Sa femme, connaissant par cœur son numéro fétiche, en écoutant les résultats du tirage à la radio avait tiré la seule conclusion possible : « Abner avait gagné le gros lot ! ». C’était l’euphorie ! Une allégresse proche de l’hystérie collective. Son épouse et ses enfants, de joie et de bonheur, se jetèrent à son cou en l’apercevant.
Un moment unique de pure félicité. Lui, qui avait tant souffert d’avoir été comme castré par ces trop longs mois de désœuvrement était accueilli en héros par les siens. Gloire à Dieu !
Embrassades, accolades, félicitations chaleureuses… rires à gorge déployée.
Un scandale de tous les diables !
Ils trinquèrent à leur futur radieux en faisant mille plaisanteries de… « bon » goût.
C’est après moult discussions sur la façon dont ils allaient dépenser tout cet argent, et des millions de projets échafaudés à la hâte, que plus d’une demi-heure plus tard Abner Mondestin prit congé de sa nichée pour prendre son billet dans la poche du pantalon qu’il avait eu à porter la veille.
Il se souvenait avoir accroché celui-ci dans l’ar-moire de la salle de bain. Il se dirigea donc vers ce lieu au pas de course.
Mais aussitôt qu’il vit le « Yves Saint-Laurent » dans sa penderie, son sang se retira de son corps. Il devint aussi blême qu’un mort et il se mit à trembler fortement, le cœur au bord de l’arrêt cardiaque.
CATASTROPHE !
Son billet gagnant était resté dans son ancien froc que revêtait maintenant Stanley Buteau qui devait partir pour les limbes !
– Nooooonnnnnnnnnnnn ! hurla-t-il de désespoir, refusant de croire, après tous ses déboires, que la vie avait eu « l’audace » de lui jouer ce tour pendable.
C’était un affreux malheur qui le frappait là et il ne pouvait souffler mot de sa mésaventure à quiconque.
Il n’avait plus qu’une seule chance… Peut-être que la date des funérailles de Buteau avait été reportée.
Il fallait agir vite !
Il quitta sa demeure en quatrième vitesse, tel un cinglé, plongeant les autres dans une stupéfaction des plus totales et se précipita au « Ad vitam aeternam » dans un espoir fou de pouvoir faire une dernière tentative pour récupérer son bien le plus précieux.
Mais, malheureusement pour lui, quand il parvint enfin sur les lieux, après avoir enduré l’embou-teillage le plus monstre de toute son existence, il constata avec consternation que Stanley Buteau avait bel et bien été enterré le jour précédent.
Il se sentit alors devenir cinglé. Il avait envie de hurler de rage.
Des larmes de vexation lui montèrent aux yeux.
Ses collègues, surpris de sa réaction concernant « le départ » de Buteau pour le cimetière, furent forcés de lui présenter leurs condoléances en s’ima-ginant que ce dernier était un membre de la famille Mondestin.
Abner n’eut même pas la force de leur signaler qu’ils se trompaient grandement.
Il était abattu, complètement anéanti !
Impossible d’avouer à son épouse et à sa marmaille la manière dont le billet avait disparu. Car, pour justifier ses soudaines rentrées d’argent, il avait laissé croire à sa conjointe qu’il avait bénéficié d’une éclatante promotion qui avait été accompagnée d’une substantielle augmentation de salaire.
Un désastre !
Il s’attarda à errer dans les rues de la ville la mort dans l’âme, au bord du suicide, voulant repousser, le plus que possible, le moment où il serait face à sa tendre moitié.
Il se demandait avec angoisse ce qu’il allait bien pouvoir faire maintenant qu’il était passé à côté de la chance de sa vie.
Il regagna ses pénates à une heure où il savait la maisonnée, fatiguée d’attendre son improbable retour, complètement endormie.
Brisé, mortifié, il s’allongea alors sur le divan du salon, les yeux fixés au plafond et il se mit à broyer du noir. Sa douleur était incommensurable. Comment avait-il pu commettre une telle erreur ! Cela tenait d’une malchance inouïe ou… de la magie… du plus grand des mystères !
À la fin, il finit par conclure que le défunt Stanley Buteau était le seul responsable de son infortune.
Œil pour œil dents pour dents… celui-ci avait appliqué la loi du talion. Il avait volé le smoking Yves Saint-Laurent du macchabée et en contrepartie celui-ci… était parti pour l’au-delà avec ses deux millions.
Quelle revanche magistrale !
Ah ! Il s’était bien vengé de l’extorsion dont il avait été victime de sa part… et il avait gagné ! Lui, Abner, n’avait plus cure de cette tenue de soirée de marque qui ne valait qu’une poignée de dollars tandis que lui, Stanley, avait foutu le camp avec la fortune qui aurait pu assurer une existence confortable à une bonne dizaine de personnes. Dans son partage, « la chance » n’avait pas été équitable. Et, ce triste constat mettait notre Abner en furie et le rendait amer.
Dans ce pays d’Haïti, il faut croire qu’après la mort les trépassés avaient leur propre… vie !
Non ! Il ne se laisserait pas faire !
Mais, que pouvait-il entreprendre pour réparer des dégâts d’une si grande envergure ?
Il réfléchissait à la vitesse de l’éclair.
Son unique solution serait d’aller exhumer le corps de Stanley Buteau pour le forcer à lui rétrocéder son bien. Il lui restituerait son costume et récupèrerait son billet.
Tout cela était facile à dire, mais son exécution tenait de la folie. De toute façon, seul, il n’y parviendrait pas. Il avait besoin de l’aide d’au moins deux personnes. Hum… ! Mais, qui serait prêt à l’accompagner dans une telle aventure ?
Comment organiser une telle expédition sans se faire taxer de sorcier, faiseur de zombis, s’il était pris sur le fait, la main dans le sac ? Une honte suprême à son avis… il pourrait même en mourir de vexation ! Car, il n’y avait que les bòkòrs et les membres de sociétés secrètes, à venir déterrer des cadavres en pleine nuit.
Était-il prêt à sacrifier cette belle dignité qui était sienne et qu’il avait acquise en travaillant dur sur son estime de soi une vie tout entière ? Non, surtout pas !
Et puis, tout ceci ne serait pas sans conséquence… ce délit était puni par loi. Il écoperait donc de nombreuses années de prison s’il s’y risquait.
Il ne pouvait tout de même pas abandonner la partie avec deux millions en jeu… ce serait de la folie !
Ses pensées tournoyaient telles des toupies à l’intérieur de son cerveau. De quoi le rendre dingue pour de bon.
En tout cas, il avait quand même une certitude : son billet gagnant était à six pieds sous terre ; là où aucun humain ne saurait le lui voler. Sur ce point, il pouvait être quiet.
Un jour, un ami lui avait dit que lorsqu’on pouvait encore « localiser » l’emplacement d’un objet que l’on avait « égaré » c’est que tout n’était pas perdu. Les chances de pouvoir récupérer celui-ci étaient d’au moins 90%. Aujourd’hui, il voulait bien prêter foi, de toute son âme et de toutes ses forces, à la théorie de ce dernier !
Peut-être que sa solution serait d’engager de véritables « réveilleurs » de trépassés pour ravoir ce qui lui appartenait de droit.
Quel méli-mélo ! Quel imbroglio !
Il nageait maintenant en pleine noirceur sans espoir de pouvoir atteindre la lumière.
Quel démon l’avait poussé à commettre un acte aussi répréhensible et aussi vil que le vol, même si cela avait été sur la personne d’un défunt ; lui qui avait été un honnête homme toute sa vie ?
Il avait cédé à la tentation, le diable y était certainement pour beaucoup !
Ce larcin, il était en train de le payer cher ! Et dire qu’il se croyait le plus intelligent de tous et était persuadé que personne n’en saura jamais rien puisque les victimes étaient mortes ou plutôt c’était… des morts, donc incapables de comprendre ce qui se passait et de s’en défendre !
Bientôt, il fut impossible à notre homme de travailler ou de mener une vie normale. Il appréhendait l’effet de l’humidité sur le billet de loto, les vers de terre, les fourmis… les termites et autres bestioles… qui risquaient de détruire son bien le plus inestimable maintenant ! Et, ses craintes tournèrent très vite à l’obsession.
En attendant de trouver une solution à cet épineux problème de récupération, il s’était dressé en un authentique vigile qui faisait le guet autour de la sépulture de Buteau même les dimanches et les jours fériés. À la tombée du jour, muni d’une lampe de poche, il balayait la tombe de Buteau du rayon lumineux de celle-ci pour s’assurer que rien n’y avait été touché.
La moindre activité aux alentours de ce lieu lui paraissait suspecte. Il y faisait même un tour en voiture entre minuit et deux heures parce qu’il s’était laissé dire que c’était dans ce laps de temps qu’opéraient les voleurs de cadavres et les faiseurs de zombis.
Des pensées néfastes tourbillonnaient dans sa tête dans une valse folle : et si… un vrai bòkòr, pour une raison qu’il ignore, venait réveiller « son mort » et emmenait celui-ci vers une destination inconnue de lui ? Le simple fait d’y penser le mettait en état de panique. Mon Dieu, mon Dieu, comment allait-il pouvoir s’en tirer ? Il était en train de perdre la boule pour de vrai !
Son épouse, inévitablement, vu l’état permanent d’angoisse du désespéré, finit par se poser des questions sur le drôle de comportement de celui-ci.
Maintenant, elle croyait dur comme fer qu’il avait une maîtresse. À son avis, un homme ne sortait, en catimini, à des heures indues, que pour conter fleurette à une autre.
Comment d’ailleurs expliquer le fait qu’il était incapable de réclamer son gain ? Ses deux millions gagnés à la loterie ? Pire… il jurait ne pas savoir où se trouvait ce « merveilleux » billet ; véritable « Sésame, ouvre-toi ! » de toute sa famille. Il avait fait certainement cadeau de celui-ci à une autre femme. Eh bien !, ça, elle le lui ferait le regretter ! Il allait le lui payer cher !
Vexée, fâchée, frustrée, révoltée, elle en devint malade de jalousie et décida de le prendre en filature pour en avoir le cœur net. Elle ne se laisserait pas faire ! Elle serait bien sotte d’accepter qu’une telle fortune lui file sous le nez !
Son premier choc fut de réaliser que sa destination fut le « Ad vitam aeternam ».
Et son deuxième… elle tomba des nues quand elle surprit le petit manège de son Jules autour d’un des tombeaux du funérarium (il s’exprimait à voix haute comme s’il s’adressait à un interlocuteur, pourtant il semblait être tout à fait seul en ce lieu désert à cette heure de la nuit). De plus, il gesticulait en faisant de grands gestes de ses bras tendus vers le firmament puis se frappait la poitrine de son poing avec force. Elle n’en revenait tout simplement pas !
Elle l’entendit gueuler :
– Remets-moi ce billet, tu as compris vieux salopard, il est à moi ! Cet argent appartient à ma famille… Tu n’as pas le droit de me le prendre !
Mais, à qui réservait-il ce genre de propos, alors qu’il était habité comme par une sorte de rage ? Parlait-il aux invisibles ?
Une peur épouvantable s’empara alors d’elle.
« Qu’est-ce que tout ce cirque pouvait bien vouloir dire ?» Se demanda-t-elle entièrement abasourdie. Il agissait vraiment comme un insensé. La santé mentale de son époux, de toute évidence, était en péril. Mais, vu son comportement présent totalement aberrant… n’était-il pas déjà trop tard pour espérer le guérir ?
Le moral en mille morceaux, elle se dépêcha de regagner sa demeure. Maintenant, dans l’état où il se trouvait, elle craignait qu’il ne fasse du tort à sa propre progéniture. Il aurait été encore heureux qu’il ait eu un rendez-vous avec une maîtresse. Ce serait un moindre mal ! L’horrible scène à laquelle elle venait d’assister la désarçonnait tout bonnement.
Dieu du Ciel, quelle calamité !
Au « Ad vitam aeternam », les choses n’étaient pas plus réjouissantes. Les collègues de notre homme étaient eux aussi plongés dans une profonde stupéfaction face au visage tourmenté de leur ami et de son comportement pour le moins aberrant… Depuis quelques jours, on lui trouvait un extrême état d’agitation.
On l’avait vu en train d’asperger d’insecticide la terre autour de la tombe de Stanley Buteau à plusieurs reprises dans une même journée.
Aussi, il avait insisté pour changer son petit bureau de place. Il avait installé celui-ci juste devant une des fenêtres qui offraient un panorama extérieur, car il voulait, déclara-t-il, dans ses moments de pause, avoir une vue sur le cimetière. MACABRE ! Et, de plus, il passait son temps à regarder en direction d’une des cryptes (c’était le cas de dire qu’il avait la tête ailleurs) et son travail en pâtissait terriblement.
Une pure affaire de fou !
Puis, un soir, alors qu’Abner était à bout de tout, les nerfs prêts à craquer ; il finit par tomber dans un profond assoupissement au cours duquel il fit un songe étrange… Il rêva de Stanley Buteau !
Celui-ci avait frappé à sa porte et lui avait dit être venu en visite de « courtoisie ». Il portait le costume élimé que lui avait refilé notre « astucieux » Abner !
Ils s’étaient donc tous les deux assis au salon pour causer de tout et de rien, comme de bons vieux copains, autour du respect des biens d’autrui, de l’honnêteté, qualité si rare dans le monde d’au-jourd’hui, de la décence, du sens de l’honneur, etc.
À un certain moment de la conversation, Abner s’entendit faire son « mea culpa » et proposer, de but en blanc, à son vis à vis :
« Faisons un pacte, Stanley Buteau, j’ai compris la leçon, je te rends ton costume et toi tu me restitues mon argent ! »
À ces mots, la face du « disparu » s’était éclairée.
Une entente fut scellée par une bonne et franche poignée de main. Et, le visiteur nocturne, heureux de la tournure des évènements, s’en fut sans demander son reste !
Quant à Abner, n’arrivant pas à digérer la perte de son fameux billet, il se réveilla avec un goût amer dans la bouche et un désespoir toujours plein la tête. Son rêve n’était « qu’un rêve » justement… à des années-lumière de sa triste réalité présente.
Les yeux fermés, il échafaudait déjà d’autres plans bizarroïdes pour tenter de se réapproprier son pactole, quand soudain sa femme, debout depuis les premières lueurs de l’aube tant sa frustration de n’avoir pas de nouvelles de son gros lot était grande, pénétra dans la chambre, en coup de vent, pour lui annoncer :
« Abner, Abner, réveille-toi, il y a un type très pressé devant la porte qui prétend que tu lui as promis un costume Yves Saint-Laurent afin qu’il se rende à des funérailles. Il dit aussi qu’en échange il a une enveloppe pour toi ! »
Au prime abord, Abner pensa à un canular. Il ne broncha pas et dit seulement dans un grognement :
– À six heures du matin ? Si c’est une plaisanterie, Déborah, celle-ci est de très mauvais goût ! C’est peut-être une façon pour toi de te venger de mon comportement anormal et inacceptable de ces jours derniers…
– Ce n’est pas une blague, cher ami, ce monsieur est vraiment là et il trépigne d’impatience. Je lui ai offert de s’assoir, mais il a refusé en évoquant un horaire chargé… Quand je lui ai fait remarquer l’heure matinale…, il m’a répondu qu’il venait tout juste de faire cette négociation avec toi et…
Interloqué, Abner se redressa tel un ressort fraîchement libéré d’un carcan, frappé par la coïncidence d’avec sa récente vision nocturne.
Il poussa un grand cri de surprise.
C’est le corps tremblant qu’il se précipita aux toilettes pour attraper son peignoir et filer droit vers la porte d’entrée ; le cœur cognant à grands coups dans sa poitrine.
Ce fut bien Stanley Buteau qu’il trouva sur le seuil de sa maison ; tenant, dans sa main droite, un rectangle de papier blanc. Il reconnut tout de suite le visage « du revenant » qui était demeuré gravé dans sa mémoire pour le reste de ses jours et surtout…le costume rapiécé, défraîchi, que portait celui-ci.
Les yeux écarquillés d’étonnement, Abner Mondestin resta coi de très longues minutes. Son front se perla de sueur… froide alors que ses joues étaient en feu.
Puis, sans prononcer un mot, il s’en alla chercher le « trois pièces » de Buteau et le lui rapporta.
Ce dernier s’empara de son Yves Saint-Laurent et tendit à son « usurpateur » l’enveloppe contenant le fameux billet de loto.
Et, toujours en gardant son profond mutisme, il s’éclipsa prestement. Il avait à peine fait quelques pas, qu’il disparut complètement de la vue de Mondestin, abandonnant totalement sa forme matérielle.
Notre homme n’en revenait absolument pas de cette mystérieuse et extraordinaire visite.
Il ouvrit précipitamment l’étrange pli et y découvrit « SON BILLET », preuve que cette incroyable scène avait bien eu lieu et qu’il n’était pas en train d’halluciner.
Quand il recouvra l’usage de ses jambes, il se précipita dans sa chambre à la recherche de la photocopie qu’il avait précieusement conservée pour pouvoir faire les comparaisons. Il n’y avait pas de doutes, ce billet était définitivement le sien !
À bout d’émotions, il versa des torrents de lar-mes de joie. Il sanglota tel un bébé !
À Déborah qui était accourue pour voir ce qui se passait et connaître la raison de tant de pleurs ; il lui tendit le billet gagnant puis la serra très fort dans ses bras tout en continuant à pleurer.
– Oh, mon Dieu ! Tu l’as retrouvé, mon chéri ! C’est merveilleux ! fit-elle remarquer alors que ses yeux à elle se remplissaient d’eau. Quel bonheur ! poursuivit-elle, je savais qu’il ne pouvait pas être trop loin. Mais, où l’avais-tu fourré ?
– C’était mon destin de devenir millionnaire, c’est tout ! Se contenta-t-il de dire, préférant ne pas lui fournir une réponse trop élaborée.
Sur ce, il appela leurs enfants pour leur apprendre à eux aussi la bonne nouvelle !
Comment un tel phénomène avait-il pu se produire ? Ça, il ne se l’expliquait pas… et probablement qu’il en serait ainsi pour le reste de la période qu’il aurait à passer sur Terre.
Pour le moment, il ne cherchait pas non plus à comprendre. Sa seule certitude était que désormais il en était quitte de cette affaire avec Buteau. Ce contentieux avait été résolu à jamais et sa famille et lui allaient pouvoir profiter un peu de la vie.
Peut-être qu’un jour il prendrait son courage à deux mains pour raconter cette histoire rocambolesque à Déborah… le temps pour lui d’y croire vraiment lui-même… et… en espérant qu’elle ne le considèrera pas comme le dernier… des timbrés !