d'aussi loin que je me souvienne, ils furent rares

les dimanches où nous ne reçûmes les visites de

Ludovic.

D'aussi loin que je me souvienne, ils furent rares les dimanches où nous ne reçûmes les visites de Ludovic. Les saisons pluvieuses ou les grosses canicules de septembre essayèrent vainement d'empêcher le visiteur d'accomplir son rituel.
Depuis un peu plus de dix ans, je le voyais arriver, avec une régularité d'horloge suisse, à notre domicile de la rue Bellevue, tout de suite après la messe dominicale alors que le clocher de l'église du Sacré-Cœur carillonnait encore.
Ludovic était toujours en nage au moment où il frappait à la barrière. De la fenêtre de ma chambre je le voyais tirer de sa poche un grand mouchoir bleu à pois blancs avec lequel il s'épongeait le visage en attendant que Tercilia, la bonne, vienne lui ouvrir de son pas pressé.
Puis, il se faufilait à travers les arbres pour se diriger tout droit vers le robinet situé à l'arrière du grand chêne séculaire. Et là, après avoir retroussé les manches de sa chemise amidonnée, d'un blanc immaculé, il se lavait le visage et les avant-bras. Il accomplissait ce débarbouillage avec tant de vigueur qu'un spectateur non avisé l'eût cru masochiste.
Pour terminer sa toilette, Ludovic arrachait quelques fleurs au Jasmin qui se faisait prier en résistant du mieux qu'il pouvait aux assauts de cette main vandale. Il enfermait ensuite les malheureuses fleurs mutilées dans le tissu blanc qui lui servait de serviette et s'en tamponnait la face et le cou. Il rectifiait de la main l'escampe* de son pantalon dans lequel il paraissait visiblement à l'étroit et se peignait avec un peigne à fines dents qu'il tirait de la poche arrière de son pantalon. Il se refaisait une beauté se croyant à l'abri des regards indiscrets. Il faisait luire ses chaussures empoussiérées avec une tranche d'orange sûre qu'il empruntait à Tercilia. *
Se sentant beau et enfin présentable, il priait la bonne – à qui il vouait une reconnaissance sans bornes, car elle lui refilait toujours en catimini un plat de maïs moulu qu'elle arrosait généreusement de pois noirs –, d'annoncer sa visite.
Mes frères et moi, nous nous abritions derrière les jalousies – à cette époque les adultes nous interdisaient l'accès au salon lors des visites – pour dévorer des yeux ce personnage étrange qu'était Ludovic, un vrai phénomène.
Autrefois, il s'exprimait dans un français boi- teux. Il cherchait toujours ses mots, son vocabu- laire n'étant pas trop riche. Très souvent maman lui soufflait quelques verbes et Ludovic lui jetait un regard reconnaissant. Abrités derrière la porte nous riions sous cape en l'entendant baragouiner son mauvais français. Mais, de toute évidence, Ludovic aurait préféré mourir plutôt que de s’exprimer en créole.  Pour un gars qui avait pris naissance dans les quartiers les plus malfamés du Bel Air*, parler la langue de Molière était un signe inexorable de réussite.
Le verbiage de Ludovic écorchait les oreilles sensibles de maman, mais encore, ce qui l’agaçait le plus – à part sa manie tenace de vouloir réciter Verlaine –, c'est cette mauvaise habitude qu'il avait contractée de demander à papa de faire jouer ce disque d'Aznavour sur lequel était gravé "la Bohème". Alors là ! c'était le cauchemar. Ludovic, de sa voix de casseroles cassées aux intonations fausses, s'amusait à doubler la voix du célèbre chanteur au grand dam de tous.
Mes frères et moi nous rêvions parfois de lui infliger le sort d'Assurancetourix le barde de la célèbre bande dessinée "Astérix, le Gaulois", que l'on ligotait et bâillonnait afin de l'empêcher de chanter, de sa voix fausse.
À part ce petit fait, somme toute insignifiant, nous avions beaucoup d'affection pour Ludovic et nous trouvions bien monotones les rares diman- ches où il ne se présentait pas à la maison.
Cela arrivait surtout pendant la période carna- valesque. Un quidam avait confié à ma mère que ces jours-là Ludovic se déguisait en Lamayotte* ou en "Charles Oscar" pour se promener à travers les rues de la ville et amuser les enfants et surtout gagner quelques argents. Cependant, jamais Ludo- vic ne nous fit cette confidence. Ce fait inquiéta quelque peu maman. De son côté, papa disait que cela lui importait peu de savoir à quoi Ludovic s'occupait en dehors de la petite heure qu'il passait sous notre toit "le jour du bon Dieu".
Nous étions sur le point de quitter l'adolescence quand nous apprîmes, de manière tout à fait fortuite, le pourquoi du rituel de Ludovic.
C'était un samedi, nous étions encore attablés quand nous entendîmes papa raconter à maman comment il avait pu dénicher un travail digne de ce nom, au malheureux Ludovic.
– Il est bien payé ce "job" aux contributions, disait-il à maman ! Ludovic gagnera cent cin- quante dollars le mois. Ah ! le pauvre, cela lui évitera de faire ce long parcours de Carrefour* jusqu'à Pacot* pour collecter ses vingt-cinq gour- des hebdomadaires. Comment peut-on vivre de mendicité quand on est jeune et vigoureux ? Demain, je vais faire un heureux, cette nouvelle va bouleverser la vie de ce miséreux. Enfin, il va pouvoir vivre dignement. Plus jamais il ne tolérera que quelqu'un lui fasse l'aumône.
Ainsi parla papa !

Le lendemain, nous avions hâte de voir le Père Sylvain mettre fin à son homélie afin d'être à la maison au moment où Ludovic ferait son appa- rition. Nous ne voulions rien rater de la scène. Nous ne communiâmes pas, tant notre impatience de voir le sourire heureux de Ludovic au moment où papa lui ferait part de cette merveilleuse nouvelle était à son comble.
Quand nous pénétrâmes dans la cour, il s'y débarbouillait encore au fond. Nous nous précipi- tâmes sur la véranda où nous rejoignîmes papa et maman qui s'y étaient déjà installés, un sourire béat flottant sur leurs lèvres.
Les minutes qui précédèrent l'arrivée de Ludo- vic jusqu'à nous furent fébriles. Chacun se délec- tant d'avance de la joie de cet infortuné du sort dont la vie aujourd'hui allait changer de cap. Enfin, il lui ferait bon vivre sur ce bout d'île bercée par les flots de la mer "Caraïbes".
Il avança vers nous, son éternel sourire de circonstance accroché à sa face. D'ailleurs, ses zygomatiques avaient retenu définitivement cette posture.
Papa alla au-devant de lui, la mine réjouie, content de pouvoir faire un heureux.
“Ah ! mon cher Ludovic. J'ai une très bonne nou- velle, pour vous.”, dit-il.
– Ah bon, questionna Ludovic. Vous vous êtes enfin décidé à doubler mon allocation hebdoma- daire. Vous m'en voyez réjoui. Cela faisait au moins une bonne quinzaine d'années depuis que vous me donnez ces cinq dollars... vous savez avec l'inflation...”
Papa l'interrompit.
– Vous n'y êtes pas, mon cher. Alors là ! Pas du tout. J'ai bien mieux à vous offrir...
– Vous allez la tripler ? demanda Ludovic, alors que les yeux lui sortaient presque de la tête.
– Allons, allons, Ludovic n'exagérons pas. Voilà, je vous ai trouvé du travail ! Et pas n'im- porte lequel. Un travail bien rémunéré. Vous gagnerez cent cinquante dollars par mois, n'est-ce pas formidable ? interrogea papa, tandis qu'un sourire irradiait sa face hilare.
Le temps sembla suspendre son vol. Ludovic, l'air incrédule, nous dévisageait tour à tour se demandant le pourquoi de nos sourires béats.
Si papa crut faire un heureux, il se trompait lourdement : les paroles qu'il croyait lénifiantes produisirent l'effet contraire.
Ludovic rentra brusquement dans une colère folle. Il fulminait littéralement.
– Je ne comprends pas, tonna-t-il sans préam- bule, vous avais-je prié de me chercher du travail ?
Papa était frappé d’incompréhension.
– Mais, j'avais cru vous faire plaisir en... balbutia-t-il, totalement abasourdi.
Il ne put achever sa phrase, Ludovic l'inter- rompit en vociférant.
– C'est incroyable, il n'y a plus de respect de nos jours. Mais, ça alors !  Me trouver du travail ? Non, c'est extraordinaire, parce que vous me croyez chômeur ? Quelle horreur ! Je m'esquinte jour après jour, je fais le clown, même quand la faim et la fatigue me tenaillent, même quand je n'ai pas envie de rire et puis les gens pensent que je ne fous rien. C'est incroyable ! Je m'échine à faire des kilomètres à pied pour visiter des gens parfois grognons, rébarbatifs à force d'être radins et qu'est-ce que j'entends ; on veut me trouver du travail. Comme si je ne bossais pas assez dur. On voit bien que vous ne savez pas, monsieur, combien cela peut-être pénible de visiter au moins une vingtaine de familles par semaine. Parfois, je me rends jusqu'à Bourdon et même jusqu'à Pétion-Ville pour collecter une modique somme en vue d'augmenter mes pécules. Moi, je vous dis que mon métier est loin d'être de tout repos. Parce que c'est tout un métier, Monsieur. Croyez-vous que cela soit facile de chanter Aznavour pour plaire à votre femme quand celle-ci, de toute évidence, n'apprécie même pas ?
À ces mots, ma mère faillit perdre connais- sance, terrassée par la surprise. La perspicacité du bonhomme l'étonnait.
Papa essaya vainement de placer quelques mots.
Ludovic, sur sa lancée, piaillait de plus belle.
Puis, brusquement, tel un prestidigitateur, il tira de sa poche une feuille de papier froissée et sale qu'il exhiba sous nos yeux ahuris. À tour de rôle nous pûmes y lire une longue liste de patronymes. Des familles bien connues de la place y compris la nôtre.
Pompeusement, Ludovic se saisit du stylo à bille toujours épinglé à la poche de sa chemise et déclara solennellement :
– Monsieur Mercier, à cause de votre insolence et de votre impudence, je vais rayer votre nom de ma prestigieuse liste de donataires inconditionnels.
Aussitôt dit aussitôt fait. Il barra par deux fois le nom "Mercier" en appuyant avec une telle force sur le stylo, que celui-ci céda sous la pression.
Ses mains tremblaient d'énervement.
– Voilà, c'est fait, vous êtes remerciés, déclara-t-il comme pour clore l'entretien. Plus jamais je ne m'adresserai à vous pour solliciter quoi que ce soit de votre prétentieuse famille. Tenez-le-vous pour dit. J'ai mon orgueil, moi ! Et vous ne le piétinerez pas, foi de Ludovic Constant.
Sur ce, il plia précautionneusement la liste en vétusté et la rangea dans son vieux portefeuille de cuir noir.
Il s'en alla en redressant fièrement la tête. Et nous toisant tous du regard, il cracha :
– Adieu, Messieurs-dames ! Je ne vous hono- rerai plus de ma visite. Trouvez-vous quelqu'un d'autre pour vous réciter Verlaine et Rimbaud.
Il descendit l'escalier avec emphase en se dan- dinant sur un pied puis sur l'autre, tout en maugréant des paroles inintelligibles.

Cela nous prit du temps et d'innombrables tasses de thé de verveine pour revenir de nos émotions.
 

Née le 14 novembre 1958 à Port-au-Prince, Marie Yvonne Margaret Papillon est la cadette d'une fratrie de sept enfants. Elle a fait des études primaires chez les soeurs du Sacré-Coeur de Turgeau, les soeurs de la Charité de Saint-Louis de Bourdon et aux cours privés Claire Ben…

Biographie