Après un assoupissement de deux ans, Xaragua se réveille et retrouve une Haïti encore moins gaillarde qu’avant le passage de Matthew qui, depuis les 3 et 4 octobre 2016, a redéfini les reliefs du Grand Sud.
Après un assoupissement de deux ans, Xaragua se réveille et retrouve une Haïti encore moins gaillarde qu’avant le passage de Matthew qui, depuis les 3 et 4 octobre 2016, a redéfini les reliefs du Grand Sud. Trois ans plus tard, les plaies mal soignées de cet ouragan, ajoutées aux carences infrastructurelles de base, à l’effritement exagéré de nos institutions, à notre refus systématique de la bonne gouvernance, à la délinquance juvénile, à la corruption endémique, à l’instabilité politique récurrente, ont non seulement réduit les possibilités d’une relance économique à moyen terme, mais aussi nous ont enlisés davantage dans un état de pauvreté révoltant et indigne de l’ex-Perle des Antilles.
Dans cette situation dramatique de crise multidimensionnelle que vit le pays tout entier, le Sud est l’une des grandes victimes. Tous ceux qui connaissent cette partie du pays peuvent témoigner de l’ampleur des maux dont elle souffre depuis les quatre dernières décennies. Des maux qui risquent de sceller pour plusieurs décades encore le déclin du Sud et particulièrement de sa métropole, la ville des Cayes, si rien n’est fait pour freiner la course vers l’abîme.
Quand nous parlons de maux, nous ne parlons pas forcément de l’exode massif des enfants du Sud qui, depuis des années, délaissent leur patelin vers des destinations d’outre-mer, parfois pour ne plus y revenir. Pendant ce temps, les étrangers qui visitent le Sud, une fois de leur vie, rêvent d’y rester éternellement. Malheureusement, ces gens qui partent sans cesse emportent avec eux une partie de la vie, des mœurs et de la culture de la ville que les étrangers qui viennent s’y installer n’arrivent pas à combler.
Nous ne parlons pas non plus de ce phénomène de déperdition qui nous ronge surtout sur le plan culturel. Notre patrimoine musical s’effrite, au cours des ans, faute d’institutions viables pour assurer la pérennisation des œuvres musicales haïtiennes. Il s’ensuit une ignorance totale des jeunes d’aujourd’hui des genres musicaux haïtiens. Et il en résulte que la musique et les artistes étrangers sont plus connus chez nous que nos propres musiques et artistes. Rares sont les adolescents qui connaissent Léon Dimanche, les Lionceaux des Cayes, Méridional, Panorama, les New Stars, SKAH SHAH, Les Frères Déjean. Combien de jeunes sudistes, fiers de ce nom, ont déjà entendu parler de Robert Molin, ce troubadour émérite qui, même après sa mort, continue de faire tourner beaucoup de têtes vers la ville des Cayes ? Très peu. Singulier petit pays !
Même dans le domaine de la gastronomie, nous sommes sur le point de perdre quelques repères, des spécialités culinaires qui ont donné une certaine notoriété au département du Sud, comme l’akassan, le phoscao, le kòk grillé, la tablette de noix, le pain maïs, le lait caillé. Cette diminution graduelle de nos valeurs peut constituer un obstacle au recouvrement de notre identité et un manque à gagner en termes d’images, de représentativité et d’exploitation touristique.
Nous ne sommes pas en train de parler non plus de la disparition de plusieurs entreprises et institutions du Sud qui ont garanti une certaine assise économique et financière à la population du Sud et au pays en général. Parmi ces entreprises, citons la FACOLEF, une usine de transformation agricole qui produisait de la pâte de tomate à Cavaillon vers le milieu des années 70. Non seulement elle engageait des dizaines d’employés, mais aussi elle représentait un stimulus pour les agriculteurs de la région qui y trouvaient un marché pour écouler leur culture. Malheureusement, la FACOLEF n’a pas fait long feu. Environ six ans après son installation, un incendie d’origine inconnue a ravagé l’usine, au grand dam de cette commune qui commençait à connaître un essor socioéconomique.
La Centrale sucrière Jean Jacques Dessalines, usine produisant du sucre à partir de la canne à sucre, symbolisait, à un certain moment, le développement économique et industriel du Sud. Fonctionnant en trois vacations, c’est l’entreprise qui employait le plus grand nombre de salariés dans le Sud. Malheureusement, pour des raisons d’ordre économico-financier, Lesly Délatour, ministre de l’Économie et des Finances sous le gouvernement du colonel Henry Namphy, avait ordonné la fermeture de plusieurs entreprises publiques dont la Centrale Dessalines des Cayes. Ceci se passa sans la moindre grogne de la population.
La fermeture de la Beurrerie du Sud, entreprise de fabrication de produits laitiers, a été un autre coup dur pour les secteurs de l’emploi et de la production industrielle dans le Sud. Cette situation est d’autant plus complexe qu’aucune autre entreprise d’envergure n’a été créée depuis, pour suppléer au déficit d’emplois durables causé par la fermeture successive de la FACOLEF, la Centrale sucrière des Cayes et la Beurrerie du Sud.
C’est quasiment à cette même période que la filière des huiles essentielles va connaître un déclin avec la fermeture de plusieurs centres d’achat et de transformation du vétiver qui constituait la principale potentialité économique du Sud. Plus de trente ans plus tard, le département n’arrive pas encore à se relever de cette chute du secteur agro-industriel qui a fait ses beaux jours. Et aucun agenda politique ne donne la garantie d’une relance de ce secteur.
Nous ne parlons surtout pas du délaissement des jeunes par les élites économique et politique. Les talents ne manquent pourtant pas chez les adolescents que ce soit au niveau du sport, des arts ou des sciences. Ce qui leur fait surtout défaut, c’est l’accompagnement et l’assistance de mécènes et des autorités concernées. La formation des jeunes ne figure pas sur la liste des priorités des décideurs. Les activistes politiques, par contre, ont pignon sur rue, car disposant des moyens de soudoyer des jeunes à leur profit. Et les résultats sont visibles à chaque moment de trouble où des casseurs, des pyromanes et des pilleurs, à la solde de politiciens ou d’hommes d’affaires, transforment la ville, autrefois oasis de paix, en antichambre de l’enfer.
Le pire dommage qu’a subi le Sud, au cours des dernières décennies, est ce filet de désespoir tendu par une classe dirigeante bornée devant une jeunesse pleine de rêves et avide de réussite. Face à la politique de fermeture proposée par les décideurs, le jeune haïtien se retrouve face à deux options : la politique et l’exil. L’offre politique étant très maigre pour une population aussi dense, la seule chance de s’en sortir se trouve hors des frontières du pays. Les États-Unis, le Canada, la République dominicaine, la France, le Brésil, le Chili et les Antilles deviennent les terres d’accueil privilégiées de jeunes Haïtiens dévoués et formés auxquels leur pays a refusé le droit à la réussite.
Même pour s’instruire, pour travailler ou pour trouver des soins de santé adéquats, Haïti offre une possibilité de choix très limités. Ajouté à cela, le phénomène de l’insécurité qui devient le souci numéro 1 de tous les Haïtiens. Face à tant de menaces et d’incertitudes, ces derniers se sentent de plus en plus attirés vers des cieux plus cléments. Survie oblige. Une fois hors du pays, toutes les options s’offrent aux jeunes qui peuvent alors se former et s’armer afin de pouvoir mieux contribuer au relèvement de leur communauté d’origine.
Enfin, pour que le Sud puisse renaître de ses cendres et se remettre à briller comme dans nos souvenirs, on a besoin de casser la spirale du désespoir et de former un faisceau de fils et de filles du dedans comme du dehors, pleins de rêves et bien imbus de la réalité ambiante, pour pouvoir mettre la main au grand chantier de la reconstruction. C’est le seul moyen de retracer la route de l’espoir, de rendre à notre cité sa fierté éclaboussée et ses lettres de noblesse dans l’économie, les arts, le sport et les sciences.