1970…, l’année de mes 12 ans et aussi celle tout à fait stressante… de mon Certificat d’Études Primaires. Un temps où l’on disait chancelante la santé de Papa Doc, le dictateur à vie de la République, ce qui poussait les sbires du pouvoir, plongés dans une perspective angoissante d’une éventuelle perte de privilèges, à s’enfoncer dans des excès de zèle incroyables et à être un peu plus « sensibles à la gâchette ».

1970…, l’année de mes 12 ans et aussi celle tout à fait stressante… de mon Certificat d’Études Primaires. Un temps où l’on disait chancelante la santé de Papa Doc, le dictateur à vie de la République, ce qui poussait les sbires du pouvoir, plongés dans une perspective angoissante d’une éventuelle perte de privilèges, à s’enfoncer dans des excès de zèle incroyables et à être un peu plus « sensibles à la gâchette ». Ceux-ci semaient la mort… aux quatre vents. Sauf les plus justes avaient la vie sauve ! Une année aussi où, d’après nos professeurs, la ponctualité était de rigueur. Impossible de rater cinq minutes de cours sous peine d’un échec patent aux examens officiels. La pression était donc très forte sur les épaules de mon père qui amenait sa ribambelle d’enfants sur les chemins devenus « houleux », à cause de la dictature, du savoir… 
Mon paternel, un homme au tempérament impétueux, avait la réputation de ne pas avoir la langue dans sa poche. Militaires, Macoutes (membre de la milice duvaliériste) ou encore un simple quidam avaient déjà fait les frais de ses écarts langagiers. Qu’importe qui vous étiez, il vous réservait le même sort… une salve de mots orduriers dès que vous lui marchiez sur les pieds. D’ailleurs, même la chère sœur, Marie Madeleine, directrice du primaire, avait dû garder la chambre pendant plus de deux jours après un échange plutôt orageux avec lui ; concernant une affaire de « 6 de moyenne » en calcul obtenu par ma sœur aînée résultat qui ne le satisfaisait pas. La pauvre bonne sœur, ce jour-là elle avait entendu plus de paroles grossières que durant sa vie entière.  Cela l’avait mortifiée !
 

« Papa grande-gueule » sévissait ainsi à tout-va, sans jamais rencontrer d’opposition !
En ce jour d’avril 1970 donc, c’était une véritable course contre la montre contre laquelle notre père s’était engagé. Tout un parcours… les plus petits au kindergarden, deux petits voisins à « Au Galop » l’école de madame Wagner, les garçons chez les Frères et les filles à destination des Sœurs… après, lui, il devait filer au bureau des Contributions où il était fonctionnaire. Et ceci, avant le coup de 8h00… avant que le clairon de toutes les casernes ne résonne pour annoncer la montée du drapeau, notre glorieux bicolore… avant que le « temps s’immobilise » comme aurait dit monsieur Georges J. Figaro, le préfet de la capitale haïtienne ; homme à la voix traînante, monocorde et légèrement nasillarde qui déclamerait le fameux serment duvaliériste à notre bannière : « Je jure devant Dieu et devant la Nation d'en être le gardien intraitable et farouche. 
 

Qu'il flotte désormais dans l'azur pour rappeler à tous les Haïtiens les prouesses de nos sublimes martyrs de la Crête à Pierrot, de la Butte Charrier et de Vertières qui se sont immortalisés, sous les boulets et la mitraille, pour nous créer une patrie où le nègre haïtien se sent réellement souverain et libre ! »

Malheureusement pour le pater familias, ce jour-là on célébrait les funérailles d’un grand ponte de la Finance à l’église du Sacré-Cœur de Turgeau. Donc, il y avait un embouteillage monstre ! Il dut user de ruses, de dextérité et d’astuces pour se faufiler vers la rue O pour se sortir de ce guêpier. Ouf ! Là, il trouva la voie libre et appuya allègrement sur l’accélérateur. Néanmoins, arrivé à proximité de l’école Saint-François d’Assise il tomba à pic sur un second bouchon. Quelle malchance !   

Après quelques secondes d’affolement, un simple coup d’œil lui permit de comprendre très vite que cette nouvelle congestion n’avait rien de bien réelle. Celle-ci était tout simplement causée par un seul et unique automobiliste qui refusait catégoriquement de s’engager dans un couloir étroit entre deux voitures en stationnement sous prétexte d’éviter des éraflures à la carrosserie de son auto, une Toyota Crown, flambant neuve.

Plusieurs minutes s’écoulèrent sans que l’individu fît un geste prouvant qu’il s’ingéniait à améliorer la situation…

7h48…
Le paternel, au comble de l’agacement de ce temps plutôt long d’inutile attente commença à fulminer. Il était furieux contre ce « chauffeur du dimanche » qui allait nous mettre tous en retard. Nous avions l’impression que maintenant de la fumée s’apprêtait à lui sortir des oreilles. Il ne fallut pas longtemps pour qu’une sourde colère grondât fortement en lui.
7h50… 
Et, le chauffard ne faisait toujours pas mine de vouloir bouger son véhicule !
7h51… 
Alors là, papa passa la tête par la fenêtre de sa portière et invectiva l’idiot avec violence :
– Mais, avancez donc, mon frère ! Espèce d’imbécile ! Vous bloquez l’artère pour trois fois rien ! Il semble que c’est sur le dos d’une bourrique que vous avez appris à conduire ! Vous devez sûrement votre permis seulement grâce à un pot de vin ! Se nan chan mayi papa w ou panse ou ye la a ?
Surprise ! Sa diatribe produisit l’effet contraire à celui désiré…
La réaction de l’autre ne se fit pas attendre…

À notre grand étonnement, le chauffeur au lieu de se dépêcher de se déplacer, descendit au contraire de voiture l’air furieux. Il arborait des lunettes noires qu’affectionnaient les « VSN » (Volontaires de la Sécurité Nationale) ; des assassins qui avaient l’aval du « Chef Suprême de la Révolution » pour éliminer tout élément « gênant »… à leur avis… et, ceci, à leur discrétion…, et pendait à sa ceinture un revolver, très probablement un Thompson, dont le long canon s’en allait flatter son genou droit. 

En deux enjambées il fut à notre hauteur et sans l’ombre d’une hésitation, dégaina promptement son arme et l’exhiba sous le nez de son vis à vis. Il avait le visage fermé, les mâchoires serrées d’un cynique doublé d’un sadique ; capable de faire la peau à d’autres de sang-froid et de n’en éprouver aucun regret par la suite. 

 – C’est à moi que vous vous êtes adressé de la sorte, cher monsieur ? Interrogea-t-il sur un ton méchant. 
Et, penchant la tête pour mieux observer la petite troupe figée à l’arrière de l’auto…
– … Ils sont à vous ces charmants enfants… ?

Assise sur le siège avant, en première loge, je vis mon père devenir blême. Je devinais une grande colère prête à lui éclater par tous les pores. Mais, il fit preuve d’une extraordinaire maîtrise pour mater celle-ci après qu’il se fut tourné vers sa marmaille apeurée et tremblante qui récitait déjà le « Notre Père ». 

La vie de sa progéniture se retrouverait aujourd’hui en danger s’il devait persister dans ses réflexes habituels de vociférateur et de brailleur en chef qui tapait à qui mieux mieux sur tout le monde.

De grosses gouttes de sueur affluèrent brusquement sur son front. On sentait qu’il faisait un effort colossal pour dompter sa rage… Et…, il avala péniblement sa salive avant de mettre bas les armes en déclarant platement à son interlocuteur d’une voix doucereuse à la limite de la flagornerie :
– Mais, cher ami, je vous ai appelé « frère », n’est-ce pas la plus belle dénomination que l’on puisse attribuer à un compatriote ?

L’autre, désarçonné par cette capitulation soudaine, tout à fait inattendue, de la part de cet être plein de ressentiment à son endroit et prêt à lui sauter à la gorge, tel un fauve, resta pétrifié quelques secondes ne sachant pas trop quel comportement adopter en pareille circonstance.

Puis, ex abrupto, décida, comme par miracle, que cette réponse, un véritable acte de contrition, le satisfaisait parfaitement.

La formule paternelle pour désamorcer cette bombe à puissance atomique marcha à merveille. 

À la plus grande satisfaction de tous, le milicien « croquemitaine » rengaina son pistolet en lançant à mon père :
– En effet, vous m’avez appelé « frère »… c’est certainement un compliment ! Ah ! Vous en avez de la chance !

Et il regagna son véhicule sans demander son reste…
Ouf ! Quel soulagement !

Nous aurions pu tous y passer à cause de ces quelques mots à l’air anodin… Sous le règne de Papa Doc…, les situations de cet acabit étaient monnaie courante… La vie humaine ne valait pas le moindre iota !

Aussi… Témoins, nous l’avons été à ce jour-là de tout l’amour qu’un géniteur pouvait porter à ses enfants et surtout…, nous avons pris conscience, au plus profond de nous-mêmes, de toute la brutalité de ce régime sanguinaire !
 

Née le 14 novembre 1958 à Port-au-Prince, Marie Yvonne Margaret Papillon est la cadette d'une fratrie de sept enfants. Elle a fait des études primaires chez les soeurs du Sacré-Coeur de Turgeau, les soeurs de la Charité de Saint-Louis de Bourdon et aux cours privés Claire Ben…

Biographie