La condition enseignante, selon  l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) (1966),  fait référence à un ensemble de principes liés, entre autres, à la position des enseignants dans la hiérarchie sociale, à leurs compétences et les conditions de travail, à la rémunération et les avantages  matériels dont ils bénéficient. Ainsi, depuis plusieurs décennies, la condition enseignante est devenue une  préoccupation pour certains acteurs sociaux impliqués  dans les affaires éducatives en Haïti. De l’autre côté, les intentions de politiques éducatives, exprimées lors des grandes rencontres internationales auxquelles l’Etat haïtien a participé (Jontiem, 1990 ; Dakar, 2000 & Incheon, 2015)  ou nationales (Port-au-Prince, 2014) et  insérées dans des documents stratégiques du Ministère de l’Education Nationale et de Formation Professionnelle (MENFP), (PO, 2010-2015 & PDEF, 2020-2030)[1] ont traduit une certaine velléité des dirigeants haïtiens  à mettre en place et à maintenir une bonne condition enseignante. Cependant, elle reste encore précaire en Haïti, surtout sur le plan économique et social. Ces deux aspects sont les plus considérés dans ce travail. En effet, le problème date de longtemps. Toutefois, par souci de précision, il convient de le situer à partir de 1990. Il est caractérisé par des salaires dérisoires payés aux enseignants[2], souvent versés avec des mois de retard, selon  Jean Pierre (2024), par des arriérés de salaires impayés, des disparités salariales entre des enseignants de même ordre d’enseignement ou de même niveau de formation professionnelle et par l’insécurité sociale systématisée. Malgré les revendications des groupements et des syndicats d’enseignants, suivis des arrêts prolongés de travail, la situation n’a pas changé.

 Pour le secteur non-public, c’est catastrophique. Les enseignants travaillent et vivent dans des conditions  fragilisées et misérables. Ils ne peuvent satisfaire ni aux besoins les plus élémentaires ni à ceux des personnes placées à leurs charges. Ainsi, pour mieux comprendre le problème soulevé et  tenter de l’expliquer,  la réflexion est  fondée en partie,  sur une enquête réalisée par  Cadet en 2021 dans le cadre de la rédaction de sa thèse de doctorat, soutenue en 2023.

Situation financière des enseignants du secteur public

En Haïti, l’offre de l’éducation est assurée par deux secteurs: le secteur public dont l’Etat est le pourvoyeur. L’autre secteur est non-public. Ce sont des particuliers et des institutions qui ouvrent des écoles et qui les prennent en charge. L’enquête de Cadet a été réalisée au niveau de ces deux secteurs. Et elle a pris en compte plusieurs aspects de la condition enseignante. Mais dans cette partie, on en considère l’aspect financier, suivant le tableau 1 et la figure qu’il a présentés (ibid. pp 142, 145)  et cités dans son article  (Cadet, 2024, pp 9-10).

Catégorie d’enseignants

Salaire brut

Salaire net

Professeur à temps plein

53 000 gdes

39 203 gdes

Instituteur I

34 300 gdes

26 714 gdes

Instituteur II

31 900gdes

24 813 gdes

Instituteur III

29 100 gdes

22 866 gdes

Instituteur IV

29 100 gdes

22 866 gdes

Professeur à  chaire simple

25 800 gdes

18 426 gdes

Professeur suppléant

26 850 gdes

21 201 gdes

 

 

 

 

       

Tableau 1 : Régime salaire mensuel des enseignants des écoles publiques.

Ce tableau est tiré du document du Ministère de l’Economie et des Finances, Direction Générale du Budget : Grille salariale de l’Administration publique Haïtienne, octobre 2022. Les informations sur les salaires nets sont collectées au niveau du service de  comptabilité de la Direction départementale sud du MENFP et confirmées auprès des enseignants du secteur public de l’échantillon d’enquête  de 2021.

Dans son enquête, Cadet a rapporté les revendications des enseignants par rapport aux écarts existant dans les salaires. Á ce niveau, il a considéré trois catégories d’enseignants du tableau 1 : la première catégorie regroupe les professeurs à temps plein, la deuxième catégorie concerne l’instituteur I et la troisième, l’instituteur III. Toutes les trois catégories d’enseignants présentées travaillent à temps plein et gagnent des salaires mensuels différents, avec de grands écarts. Les écarts sont présentés  dans la figure suivante.      

Figure : Écarts  de salaire entre les enseignant.e.s travaillant  à temps plein au niveau du secteur public.

Les enseignants de l’échantillon ont dit qu’ils travaillent seulement dans les écoles et n’ont aucune autre activité économique, puisque les travaux scolaires occupent tout leur temps.

Condition enseignante du secteur non-public

 Les données sur les enseignants du secteur non-public ont été collectées au moyen de focus group. Donc, le tableau suivant présente la condition  enseignante de ce secteur.  

No

Montant  salaire mensuel

Pension civile de retraite

Assurance santé ou autres

Boni

Autres privilèges sociaux

1-

 5000  gdes

Aucune

 Aucune

Non

Aucun

2-

8 500   gdes

Aucune

Aucune

Non

Aucun

3-

10 000 gdes

Aucune

Aucune

Non

Aucun

4-

12 500 gdes

Aucune

Aucune

Oui

Aucun

5-

15 000  gdes

Aucune

Aucune

Non

Aucun

                                                  

Tableau 2 : Tableau de salaires mensuels des enseignants non-publics.

Ce tableau contient un (1) enseignant par école et par focus group. Et il y a  eu cinq focus group de six enseignants chacun, des deux premiers cycles du fondamental.  Mais la réalité présentée n’est pas différente pour les autres enseignants de l’échantillon, puisqu’ils  travaillent dans les  mêmes écoles et sont soumis aux mêmes conditions de travail.

Considérations générales sur les enseignants du secteur public

En analysant les données contenues dans le tableau 1 et dans la figure ci-dessus, il importe de faire quatre considérations.

La première considération porte sur le montant des salaires. Selon la dernière grille salariale, du ministère des finances, le plus grand salaire d’enseignant de l’école classique au niveau du secteur public est celui octroyé aux professeurs à temps plein, soit 53 000 gourdes,  montant brut[3] et 39 203 gourdes de salaire net[4], moins de $300 us par mois. Et le plus bas salaire d’enseignant est celui donné aux professeurs à chaire simple : 25 800 gourdes brut et 18 426  gourdes net,  moins de $ 150 us par mois. Or, le MENFP a signé un accord en mai 2014 avec la plateforme haïtienne des organisations éducatives (PHOE) sur la revalorisation salariale à hauteur de 50 mille gourdes (UNNOH, 2014). Quatorze ans après cet accord, les salaires des enseignants sont encore à ce niveau.  Que représente chacun de ces salaires face à l’énorme tâche impartie à la fonction enseignante et au temps de travail exigé ?

Le travail de l’enseignant traverse les trois instances du temps : avant, pendant et après la journée de travail. L’enseignant qui travaille à temps plein ne peut rien faire d’autres, en termes d’activités économiques. S’il doit escompter un enseignement- apprentissage de qualité, il doit consacrer les trois moments déjà présentés à son travail. Comment répondre à un minimum d’exigences de la vie sociale et économique avec n’importe lequel de ces salaires, présentés dans ce tableau ? Que représentent-ils face à l’inflation économique galopante et face à la montée vertigineuse des prix des produits de première nécessité qu’il doit consommer ? Est-ce que l’enseignant arrive à manger une fois par jour, à envoyer ses enfants à l’école, à prendre soin de sa famille, à payer ses loyers, à s’acheter et à acheter des vêtements et chaussures pour les membres de sa famille, à acheter un terrain et y construire sa maison, payer des services sociaux avec ces salaires ? Les réponses à ces questions sont simples et peuvent sortir de la bouche de n’importe quel lecteur de ce texte. C’est non! Ce régime salaire plonge les enseignants dans la misère socio-économique la plus inimaginable et les empêche de vivre dans la dignité de la personne humaine.

La deuxième considération à faire, c’est par rapport aux écarts entre les salaires des enseignants à  temps plein. Suivant le tableau 1 et la figure, le professeur à temps plein gagne 53 000 gourdes, l’instituteur I  reçoit  un salaire de 34 300 gourdes  et  celui de la dernière catégorie est  de 29 100 gourdes brut. Toutes les trois catégories travaillent à temps plein. Dans la réalité des écoles, un professeur à  temps plein travaille, en moyenne 15 à 20 heures par semaine et un instituteur  travaille toute la journée, soit  25 heures, au moins par semaine. Or, il obtient un salaire de 23 900 gourdes en moins du professeur à temps plein. L’instituteur travaille à temps plein. Le professeur travaille à temps plein aussi. Pourquoi cette disparité salariale ? Or, les derniers documents officiels du MENFP en matière de formation professionnelle des enseignants exigent le même régime de diplôme de tous les enseignants. Et dans la réalité, ils ont le même niveau de qualification professionnelle. Les instituteurs sont pour la majorité, formés à l’Ecole Normale d’Instituteurs (ENI), au Centre de Formation pour l’École Fondamentale (CFEF) ou dans les facultés des sciences de l’éducation. Les professeurs du secondaire ou du troisième cycle sont formés à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) ou  aux mêmes centres que les instituteurs.

 

Pourquoi ces différences de salaires parmi les enseignants d’un même niveau de qualification ? Certains professeurs à temps plein ou de chaire simple n’ont pas reçu de formation professionnelle à l’enseignement. Ils n’ont pas de diplôme d’enseignant. Ils ont étudié le droit, l’économie, l’administration, l’agronomie, etc. Ils ne disposent d’aucun papier attestant leur formation professionnelle en éducation. Or, ils sont mieux traités par rapport à un professionnel d’éducation qui a étudié trois ou quatre ans. Le système ne leur exige rien, en termes de qualification professionnelle qui les obligerait à prendre une bribe de formation en pédagogie, en didactique, en docimologie, en gestion de classe ou en psychologie de l’apprentissage, suite  aux formations disciplinaires déjà reçues, pour la plupart. Ils travaillent moins de temps, sans les qualifications professionnelles requises et sont mieux rémunérés que les diplômés de l’ENI et des sciences de l’éducation. C’est une aberration. C’est une injustice sur le plan professionnel pour les enseignants diplômés en éducation et qui travaillent dans les deux premiers cycles du fondamental et dans le préscolaire.

 

La troisième considération que l’on fait à partir du régime salaire présenté dans ce tableau, c’est que les enseignants, assujettis à ces conditions salariales ne peuvent s’inscrire dans aucune démarche de développement personnel ou professionnel. Ces enseignants économiquement faibles, socialement marginalisés et frustrés ne peuvent prétendre s’inscrire dans une logique de construction ou de renouvellement de savoirs. Ils ne pourront ni acheter des ouvrages ni  continuer leur formation.  Ils ne  sont pas disposés à le faire. Ils n’ont pas les moyens nécessaires. Or, ils n’entreprennent aucune autre activité économique. Toutes leurs finances reposent sur un salaire mensuel de subsistance. Ils sont donc des éternelles victimes. Cela risque d’influer négativement la qualité de leur enseignement et le rendement scolaire en général.

La quatrième considération que l’on fait, c’est le grand retard dans le paiement des enseignants. Au niveau du secteur public, l’enseignant reçoit son salaire mensuel avec un retard de deux ou trois mois.  Et pour les enseignants contractuels, cela varie jusqu’à 18 mois, deux ans et même plus encore, selon Joseph (2011) et Roblin (2013), cités par Cadet (Ibid.). N’ayant aucune autre ressource économique, les enseignants sont souvent en difficultés financières. En cas d’extrême urgence, certains d’entre eux  recourent, selon Maître (2015) à des usuriers pour contracter des prêts avec de grands intérêts. Pour subsister, d’autres achètent les produits de première nécessité à crédit, en attendant qu’ils reçoivent leurs salaires de misère. Ils n’arrivent pas toujours à honorer leurs dettes. Ce qui ne fait ni l’honneur ni le prestige du métier d’enseignant. En revanche, les enseignants du secteur public, avec leurs salaires, sont considérés comme des privilégiés financiers  par rapport  aux enseignants du secteur non public, puisque ceux-ci  ne reçoivent pas toutes ces sommes d’argent.

Un cri d’alarme pour les enseignants du secteur non-public

Selon les données de l’enquête de 2021, la situation enseignante du secteur non public  est catastrophique. Le tableau 2 le prouve bien. Pour la majorité, ils ne reçoivent pas la moitié du salaire de l’instituteur II du secteur public. Au mépris de la loi du 13 janvier 2017 portant sur les frais de scolarité, les chefs d’établissements scolaires exigent des parents, des frais scolaires exorbitants. Or, ils n’en donnent qu’une très faible partie, comme salaires aux enseignants. Ces derniers ne jouissent d’aucun privilège social. Ils n’ont pas de boni, pas de pension de retraite, pas d’assurance de santé, ni de vieillesse, pas de primes. Ils travaillent 10 ans, 15 ans ou 20 ans et même plus. Et en fin de carrière ou en cas de non renouvellement  de  contrat, ils sont renvoyés sans rien recevoir comme prestations légales, telles que prévues par le principe 126 des recommandations OIT-UNESCO et par la législation haïtienne. Ils ne  peuvent pas payer le service d’un avocat, au cas où ils auraient voulu porter plainte par devant le ministère des affaires sociales et du travail. Qui pis est, personne ne pense à améliorer leurs conditions de travail (Mérilien et al. ,1995).

Ces enseignants, avec leur très faible pouvoir d’achat, résultant de leurs salaires de honte, n’arrivent pas à répondre aux obligations personnelles et familiales de base.  Ils ont de grands problèmes financiers et sont incapables de satisfaire aux besoins à base d’argent, dont la nourriture, les vêtements et chaussures, le logement, les soins médicaux, le transport. Ces besoins restent inassouvis, faute d’argent et de moyens. Les écoles ne paient pas bien. Celles qui paient mieux, le salaire arrive très  tard. Aussi les enseignants s’endettent-ils  et vivent-ils dans la privation continue. Or, ils exercent un métier exigeant qui les oblige, au quotidien, la bonne tenue vestimentaire et un niveau de protocole social.

Conclusion 

Depuis des années, la condition enseignante en Haïti est devenue  plus avilissante que jamais, surtout sur le plan économique et social. La situation semble paraitre  moins grave pour  les enseignants du secteur public, puisqu’ils sont pris en charge par l’Etat. Ils auraient donc joui  des privilèges sociaux par rapport aux enseignants du secteur non-public. Cependant, les résultats de l’enquête de décembre 2021 ont remis en question cette perception de bien-être. Contrairement à ce que l’on peut penser, ces enseignants sont des frustrés et des marginalisés. Les faibles salaires qu’ils reçoivent ne leur permettent pas de satisfaire aux besoins fondamentaux et de vivre dans la dignité de leur personne. Effectivement, les conditions des enseignants du secteur non-public sont pires et mêmes lamentables. On se demande perplexe s’il y a un secteur d’activités  maltraité que ces enseignants. En définitive, le métier d’enseignant est dans l’impasse en Haïti. Conséquemment, des enseignants l’abandonnent continuellement pour aller vers d’autres domaines plus attractifs et plus payants ou pour migrer dans des pays étrangers, en quête d’une vie meilleure. Aussi est-il urgent et nécessaire de s’interroger sur des facteurs capables  d’améliorer la condition enseignante  en Haïti. 

Quelques références bibliographiques 

Jean Pierre, A. (2024). Les enseignants sous-payés, un défi majeur pour l’avenir d’Haïti, Omniscient. Info. consulté le 06-01-2025.

Cadet, J.B. (2022). Système de formation professionnelle des enseignants et défis de professionnalisation de l’enseignement: Cas de l’enseignement  fondamental en Haïti 1982-2022 (thèse de doctorat, non publiée),  Madison Institute, Londres, pp 142-145.

Cadet, J.B. (2021). Défis percutants  de la formation professionnelle des enseignants  au cœur  du problème de qualité de l’éducation  au niveau de l’école fondamentale en Haïti, site de Madison. consulté le 12.12.2024, pp 10-12.

Cadet, J.B. (2024). L’enseignement, un métier en voie de disparition en Haïti, hal-+04711044, 06,  consulté le 05.12. 2024 pp 9-10.

Ministère de l’Economie et des Finances, Direction Générale du Budget (2022) : Grille salariale de l’Administration publique Haïtienne, Port-au-Prince.

Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (2010). Vers la refondation du système éducatif haïtien : plan opérationnel 2010-2015. Haïti: Gouvernement haïtien, Port-au-Prince.

Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (2020). Plan décennal d’Education et de Formation (PDEF), Port-au- Prince.

Organisation  des Nations Unis pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et Organisation Internationale du Travail (OIT) : Recommandation concernant la condition du personnel enseignant (1966),  Paris. 

UNESCO, (2015). Forum mondial sur l’éducation, Incheon.

Union Nationale des Normaliens Haïtiens (UNNOH). Conditions toujours difficiles pour les enseignants, malgré des efforts de régularisation (2014), Alter presse,  Haïti – Education, les recommandations de l’UNNOH, consulté le 03.01. 2025.

 

 

 


[1] PDEF et PO ce sont le  Plan Décennal d’Education et de Formation et le Plan Opérationnel.

[2]  Le mot enseignants signifie homme et /ou femme.

[3] Le montant brut est le salaire  fixé au niveau du trésor public.  C’est le salaire gagné par les enseignant.e.s avant les prélèvements faits à  la source.

[4] Le salaire net est celui reçu par les enseignants après les retenues.