À propos de l’ouvrage Extermination des Pères fondateurs et Pratiques d’exclusion (Revu et augmenté)
La propriété terrienne est la pomme de discorde. Dessalines est assassiné le 17 octobre 1806 dans un complot ourdi par des généraux noirs et mulâtres associés liés à des commerçants américains. En effet la fausse information, de la mort de l’Empereur était diffusée par le journal Le Petit Censeur[i] journal de la communauté française de Philadelphie, dès le 7 octobre 1805. Elle est reprise et véhiculée par Independent Chronicle de Boston, Massachussetts, le 14 octobre 1805; le Commercial Gazette de New-York et le National Intelligence de Washington, le 21 octobre 1805.
Une semaine plus tard, soit le 21 octobre 1805, Independent Chronicle rétropédale en affirmant que cette annonce était « prématurée ». De toute façon, selon ce journal, ce n’était que partie remise, car « une grande jalousie subsiste entre noirs et mulâtres du nouvel Empire et qu’une insurrection se produira bientôt. Selon une opinion fiable, Christophe deviendrait bientôt Empereur car la popularité de Dessalines diminue chaque jour et celle de Christophe augmente. Il est évident que d’importants changements auront lieu bientôt, mais on ne saurait prédire comment et sous quelle forme la tranquillité permanente sera établie »[ii].
L’ère des « fake news » n’a pas commencé avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence aux États-Unis en 2016. Cette technique idéologique bien ancrée pour l’orientation et la manipulation de l’opinion a beaucoup d’antécédents. Le discours faux des inexactitudes ne commence pas toujours nécessairement avec des titres racoleurs à la une. Avec des insinuations bien placées, le commanditaire influence l’opinion pour arriver aux conclusions souhaitées. C’est le cas avec l’article annonçant la mort de Dessalines le 7 octobre 1805 et son remplacement par Christophe. Ce « fake news » agit comme une grenade à retardement qui finit par exploser un an plus tard le 17 octobre 1806. La modification de la perception de Dessalines a réussi. Conscients du désir de révélation du secret, et de la quête de vérité, les seconds couteaux de la presse américaine manipulent le besoin de communication.
L’élimination de Dessalines ne s’est pas révélée une panacée pour le calme. Une guerre civile s’ensuit, et le pays est divisé en deux États distincts. La faction mulâtriste, dirigée par Pétion, contrôle l’Ouest et le Sud, tandis que la faction noiriste, avec Christophe, contrôle le Nord. À la faveur de l’unification du pays sous Boyer, cette situation va se maintenir jusqu’à la révolution avortée de 1843. Le courant noiriste veillait à la coupe pour empêcher qu’elle ne déborde. En réalité, c’est avec la même superbe que les membres de l’Armée indigène se succèderont au pouvoir jusqu’au renversement de l’empereur Faustin Soulouque en 1859.
Ce dernier monarque est l’ultime représentant des 37 militaires qui ont signé l’Acte de l’Indépendance. L’influence de ces 37 personnages ne s’arrête pas non plus à leur mort. En réalité, on devrait parler des 264 militaires et administrateurs qui ont signé la circulaire du 22 septembre 1804 demandant que Dessalines soit proclamé Empereur et intronisé le 8 octobre de la même année. Ces fondateurs ès qualités, ont-ils initié la politique de doublure en plaçant Dessalines sur un piédestal avec un titre honorifique et des honneurs pendant qu’ils se réservaient les privilèges ?
Dans tous les cas, l’armée est omniprésente dans la vie de la nation et consomme un tiers du budget national de 1804 à 1915. La moitié du reste va aux paiements de la dette de l’indépendance et aux réclamations étrangères. Les généraux gouverneront pendant un siècle. Et, en 2020, le moindre quidam qui évoque leurs noms le fait pour résister à tout changement, pour légitimer des bêtises et pour donner un sens à sa mauvaise conscience.
Haïti est le berceau de la régénération de la « race » noire, tout comme l’Afrique est le berceau de l’humanité. Que les 37 hauts gradés qui ont signé l’Acte de l’Indépendance d’Haïti en soient conscients ou pas, les peuples noirs sont engagés dans une problématique beaucoup plus large que celle de l’avenir d’Haïti, à savoir la réfutation de la thèse de l’infériorité des Noirs par rapport aux Blancs. Un complot qui remonte à plus de 4 000 ans, à l’époque où les connaissances des Égyptiens à la peau noire ont été emportées en Grèce.
La responsabilité est lourde à porter. Et c’est là la vraie question dans la lutte contre le racisme blanc qui a tout fait pour vilipender les peuples noirs en maintenant à leur direction des incapables de tout acabit. Des incapables qui n’ont aucune idée ni la moindre conscience de l’ampleur de leurs responsabilités historiques.
Pourtant, Valentin de Vastey, Louis Joseph Janvier, Anténor Firmin, Hannibal Price, Jean-Price-Mars avaient compris le problème et ils ont fait de leur mieux pour débarrasser Haïti de l’esclavage mental qui se transmet de génération en génération avec, pour corollaires, l’obscurantisme et la dépréciation de soi. La réhabilitation de l’Égypte noire entreprise par Anténor Firmin dans son opus De l’égalité des races humaines[iii], un an après le partage de l’Afrique entre les Européens en 1884, en dit long. Le voile de silence des racistes ne s’étendait pas uniquement sur la révolution haïtienne de 1804, mais sur les conquêtes et les réalisations des peuples noirs depuis l’Antiquité.
La falsification historique a une longue histoire dont les traces se retrouvent autant chez les vainqueurs que chez les vaincus. Au temps des clochettes et des tambours, le mensonge culturel fait florès. Les idéologues noiristes ne se préoccupent même pas de remonter au moment où les divinités de la vallée du Nil se présentaient drapées de la couleur « noire », alors synonyme de « couleur des dieux » et de « beauté ». À ce sujet, l’égyptologue grec Sotirios Mayassis écrivait :
Le noir est, bien souvent, la couleur des dieux. Osiris était noir. Isis fut regardée comme une déesse noire et rouge, une nubienne, et figurait voilée de noir. Selon Porphyre Knef, le dieu créateur des Égyptiens, était noir. Un dieu noir figure sur le tombeau de Séthi 1er. Rappelons Déméter noire. Le noir fut pour les prêtres égyptiens une des couleurs sacrées[iv].
Ce sont des noirs égyptiens, qui n’étaient ni « noiristes », ni « noirocentristes », ni prison-niers d’une logique de la couleur de la peau, qui ont enseigné aux Grecs de race blanche, à partir de Pythagore, les éléments fondamentaux de la physique, de la cosmologie, de l’astronomie, de la musique, de la philosophie, des arts, de la littérature, et des mathématiques. Des disciplines qu’ils avaient maitrisées, dont on peut encore admirer les applications dans la structure des pyramides et dont les égyptologues eurocentristes se sont emparés finalement en décidant de blanchir les Égyptiens. Tentative désespérée que dénonçait déjà en 1885 l’égyptologue haïtien Anténor Firmin[v]. D’autres travaux scientifiques, dont ceux du savant Sénégalais Cheik Anta Diop, confirmeront la noirceur de la peau des Égyptiens.
Dans le dessin de contrecarrer les tentatives d’émancipation des peuples noirs du continent américain, les nations blanches à vocation hégémonique ont tenté, au moins en deux occasions de récupérer à leur profit une révolution triomphante : la première fois en 1803 en Haïti, la deuxième fois à Cuba entre 1901 et 1903.
Quand, après la capitulation française de novembre 1803, les vestiges de l’Armée française s’apprêtent à quitter le port du Cap, assiégé par la flotte britannique, le commandement britannique offre ses bons offices à Dessalines pour organiser et superviser leur départ. Flairant le piège, Dessalines décline poliment l’offre reçue et laisse aux vaincus le soin de se faufiler par leurs propres moyens entre les mailles du filet britannique. Le même scénario se répétera à Cuba un siècle plus tard lorsque l’armée espagnole vaincue par les troupes cubaines se trouva dans l’obligation de se retirer définitivement de l’île. Après de multiples négociations, c’est avec le commandement de la flotte américaine que sera conclu le traité de capitulation, qui ouvrira la voie à l’Amendement Platt et à la cession de Guantanamo, talon d’Achille de la révolution cubaine.
Le retour sur le passé que propose Eddy Cavé tente de donner une signification au présent en provoquant une réflexion sur le parcours des 37 Pères fondateurs. Ils abordaient l'inconnu de l'avenir avec une dimension spirituelle incapable de cimenter les groupes sociaux et sans une claire compréhension du fonctionnement du reste du monde. Le savoir à la tête du nouvel État est très limité, avec des dirigeants qui savent à peine lire et écrire, mais qui refusent de reconnaître leur incompétence. Comme l’a écrit l’économiste et industriel Edmond Paul :
« C’étaient vraiment des Pères de la Patrie, car eux avaient fondé l’État. Et le peuple enfant devait obéir[vi]. » Le baron de Vastey, un des éminents acteurs de la période, devait faire en 1819, le diagnostic suivant : « Nous sommes bien excusables, sans doute, d’avoir erré, dès nos premiers pas, dans l’art difficile du gouvernement […][vii]. »
Les intérêts matériels n’étaient pas les seuls à dicter les comportements. Les luttes pour le pouvoir et celles contre le préjugé de couleur étaient tout aussi importantes. Les mots noir et mulâtre étaient devenus des hashtags, des mots-dièses. Ces sensibilités apparaitront à visière levée après l’Indépendance sous des déterminations multiples. Le cas d’école est « la révolte de 1843 » commencée aux Cayes, par les Salomon en 1843, alors que cette famille avait été du nombre des grands bénéficiaires des gouvernements de Pétion et de Boyer. Au même titre que d’autres familles noires telles que les Cazeau, les Rameau, les Domingue, les Claude[viii], elle avait reçu en dons, sous le gouvernement de Boyer, des propriétés terriennes et des postes importants dans l’administration des douanes et des finances. Commencée aux Cayes, elle sera vite détruite autant par le mulâtrisme des Hérard que par le noirisme des Salomon. En même temps, on a souvent parlé du leader militaire Acaau en gardant sous silence l’essence de « la révolte de 1843 » qui était « de changer le cours de l’histoire, de modifier le pli qu’avait le caractère nation
[i] Deborah Jenson, Beyond the Slave Narrative: Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian, Liverpool University Press, 2011, p. 157.
[ii] « We also learn that great jalousies subsist between the blacks and mulattoes of the new Empire, and that an insurrection is considered at no distant period. There was a well-grounded opinion that Christophe would ere long become Emperor, as Dessalines’s popularity was daily declining and that of Christophe increasing. That some important changes is about to take place in that quarter is very evident – how, or what manner permanent tranquility is to be established is difficult to foresee», Independent Chronicle, Boston, Mass, October 21, 1805.
[iii] Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, Paris, Cotillon, 1885.
[iv] S. Mayassis, Mystères et initiations de l'Égypte ancienne : Compléments à la religion égyptienne, Bibliothèque d'archéologie orientale d'Athènes, 1957, p. 344-345.
[v] Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines, op. cit., p. 366.
[vi] Edmond Paul, « Le despotisme éclairé », Port-au-Prince, Le Civilisateur, numéro 52, 19 octobre 1871, p. 1.
[vii] Baron Valentin de Vastey, Essai sur les causes de la révolution et des guerres civiles d'Hayti, Sans Souci, Imprimerie Royale, 1819, p. 49.
[viii] Jean Alix René, Le Culte de l’égalité́ : Une Exploration du processus de formation de l’État et de la politique populaire en Haïti au cours de la première moitié́ du dix-neuvième siècle (1804-1846), Université́ Concordia, Montréal, Québec, Canada, avril 2014, p. 329-330.
