À propos de l’ouvrage Extermination des Pères fondateurs et Pratiques d’exclusion,

Convaincu que la situation politique ne demeure pas sans espoir, Leslie Péan reprend un texte qui analyse l’œuvre magistrale d’Eddy Cavé. Il le publie, en l’augmentant, dans la grande presse pour en donner l’accès le plus large à une jeunesse qui refuse de digérer l’immensité d’un échec. Puisse son texte inciter à de vrais débats sur l’ampleur de la ruine, ses lointaines origines et la nécessité de rétablir la confiance dans le future en mettant fin aux empoignades que produit la recherche du pouvoir à tous les prix.

Parmi les nombreuses études consacrées à la révolution haïtienne de 1804, rares sont celles qui traitent spécifiquement de l’Acte de l’Indépendance ou du sort fait à ses principaux signataires. Ce sujet ne figurant pas au menu des préoccupations de nos historiens, Eddy Cavé convie à cette rétrospective et soulève diverses questions restées jusqu’ici sans réponse sur ce sujet. Avec une approche didactique qui commence par une excellente mise en situation.

En retraçant le parcours de vie de la société haïtienne, l’auteur estime que, sans une refonte systématique des idées dominantes, les récurrences de nos malheurs ne peuvent que continuer jusqu’au moment où, comme ce fut le cas durant la période 1904-1915, l’appel à une occupation étrangère deviendra inévitable. Les générations d’aujourd’hui sont confrontées à ce dilemme comme leurs prédécesseurs le furent un siècle auparavant.

Pour entreprendre sa réflexion, Eddy Cavé s’est installé au carrefour critique des circonstances qui ont déterminé les idées et guidé les acteurs de la scène politique haïtienne : 1804. En entrant sur ce terrain connu, ou que l’on croit connaitre, il commence par informer. Ainsi, son ouvrage comporte plein de surprises qui vont au-delà de l’inscription dans cette rétrospective articulée autour du destin tragique de la plupart de ces 37 Pères fondateurs. Un vrai regard panoramique.

Haïti est préinscrite dans la globalité depuis la période coloniale, au cours de laquelle les puissances de l’heure, l’Espagne, l’Angleterre et la France s’entretuaient pour s’emparer d’elle à cause de ses richesses et de son potentiel économique. Sous des dehors trompeurs, la politique se fait essentiellement dans cet objectif apparemment mesquin et non pour obtenir des épaulettes et des galons. Ce que les Pères fondateurs n’ont pas assimilé pleinement en privant l’État des ressources financières nécessaires à l’accumulation du capital, autrement dit à son fonctionnement et sa reproduction.

En effet, l’État d’Haïti n’a jamais eu les moyens financiers nécessaires pour réaliser ses activités. Il n’a pas eu non plus l’intelligence de faire appel aux détenteurs de capitaux en partageant avec eux des postes de responsabilité tant politique qu’économique pour le redémarrage de l’économie et le financement de l’éducation dans une optique scientifique. Une telle inscription dans la globalité aurait permis l’immersion mentale dans le passé chez les « bossales » charriant dans leur mémoire leur vente aux négriers blancs par leurs propres frères noirs. Immersion qui aurait aussi permis une ouverture sur d’autres représentations du monde. Les chances de fonder les rapports sociaux sur la confiance auraient alors été plus grandes, surtout après les tueries des chefs africains effectuées par Dessalines et Christophe. Enfin, il aurait été possible d’introduire une certaine discipline sociale en mettant un bémol au « nou fè sa nou pi pito » et faisant reposer la politique sur de solides bases économiques et monétaires.

Le motif initial du refus de reconnaitre que les citoyens ont des droits inaliénables n’est pas difficile à suivre d’un gouvernement à un autre à partir de 1804. Il est parfois déguisé, mais il est toujours présent. Tous les gouvernements, sans exception, ont utilisé la force des baïonnettes pour asseoir leur domination, entretenir l’inquiétude et la peur.  La réflexion profonde est orientée vers cet aspect très particulier de notre histoire. En donnant la parole à tous dans l’optique de cette citation faussement attribuée à Voltaire : « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »

 Un contexte de pandémie

Dans le contexte de la pandémie qui exige le port d’un masque protecteur dans le monde entier, Extermination des Pères fondateurs et Pratiques d’exclusion, a remplacé le titre original du livre, qui était Bas les masques ! Un face-à-face appelé à laisser le lecteur stupéfait et où l’on voit l’auteur s’affairer à arracher des masques. Simple métaphore ? Opération de marketing ? Éclairage tardif sur les attitudes et comportements trompeurs de nos premiers dirigeants ? Dans ce monde revendiquant « la fierté et l’honneur », les masques sont devenus un accessoire essentiel et ils ont effiloché l’ensemble du tissu économique, politique et social. À un autre niveau, ils ont contribué à ruiner le pays tout entier au profit des affairistes qui forment ce que le professeur de philosophie Marcel Gilbert appelle « la classe politique de pouvoir d’État[1]».

Si le masque sanitaire doit être porté pour protéger les vies humaines contre des virus mortels, il importe, dans le cas d’Haïti, d’arracher ceux qui cachent la complexité des choses humaines et les visages des dirigeants. En particulier ceux qui entravent toute possibilité de progression sociale. À ce sujet, le plus important est celui que l’économiste et industriel Edmond Paul nomme le « masque des faux patriotes »[2]. Eddy Cavé s’est efforcé de l’arracher du visage des chroniqueurs et historiens dont la marque de fabrique est devenue au fil du temps un certain amour acritique des aïeux.

Cette manière non dissimulée, et même affirmée, de nos historiens de souligner inlassablement et sans analyse les aspects positifs de l’héritage de leurs héros préférés, tout en passant sous silence leurs erreurs et leurs faux-pas, a conduit à un chauvinisme extrêmement préjudiciable pour la Nation. Un legs que chaque nouvelle génération reçoit bêtement dans les salles de classe et à la radio. C’est ainsi que nous nous sommes abstenus d’analyser froidement les conflits d’intérêts, de personnalités et autres qui ont empoisonné les premières années de notre vie de peuple, conduit à la guerre civile, à la scission du pays et entravé notre développement ultérieur.

À partir d’une réflexion sur l’Acte de l’indépendance, dont les plus influents des 37 signataires – soit 25 Mulâtres, 11 Noirs et 1 Blanc selon certains, 26 Mulâtres et 11 Noirs selon d’autres – se sont entretués entre 1805 et 1820, les projecteurs sont braqués sur un large volet trop longtemps négligé de notre histoire. Les 37 signataires militaires prennent de court la société en formation. L’ombre du « brigandaj » plane depuis lors avec des officiers secondaires tels que Derenoncourt, Loret et Macajoux qui ont signé l’Acte de l’Indépendance, tandis que leurs supérieurs Bazile, Leblanc, Lafleur, Vaval, Bruny étaient écartés. Comment comprendre que Loret qui avait fait défection à la Crête-à-Pierrot et rejoint les Français soit un des signataires ? Avant de devenir banal, le mal était à la racine.  Dans l’Armée, la seule institution qui existait alors, les normes ne sont pas respectées. Ce « brigandaj » qui s’installe dans l’unique institution nationale devait aboutir, entre autres, à la conspiration Dalzon en 1843.

Les mots-dièses (hashtags) Noir et Mulâtre et la race noire

On ne saurait occulter la complexité de la situation du nouvel État d’Haïti, dont la richesse dépendait de la production des denrées (café, sucre, coton et indigo) et du commerce extérieur. Une complexité qui ne se prêtait à aucune simplification, étant donné que la substance et le caractère des luttes ne cessaient de changer. La société de Saint-Domingue avec 40 000 Blancs et 30 000 Mulâtres et 450 000 Noirs comprenait une hiérarchie de classes et de couleurs dépourvue de toute moralité.

Au bas de l’échelle sociale se trouvaient les Noirs, enfermés dans la condition d’animalité dictée par le Code noir promulgué par Louis XIV en 1685. Au sommet, il y avait les grands Blancs aspirant à l’indépendance pour sortir du système commercial de l’exclusif qui les forçait à vendre toute leur production à la France et de n’acheter que de la France. Pris en étau entre ces deux groupes antagoniques, les commissaires jacobins proclameront la fin de l’esclavage pour se rallier les Noirs révoltés aspirant à la liberté.

Les Mulâtres, qui possédaient un tiers des terres et un quart des esclaves, réclamaient l’égalité avec les Blancs. Toutefois, certains Mulâtres étaient aussi esclaves, tout comme certains Noirs créoles avaient des esclaves et se tiraient d’affaire assez bien dans cette société raciste au plus haut point. Les nouveaux libres étaient naturellement opposés à l’esclavage et favorables à la liberté. Les Noirs créoles, en lutte contre les bossales, voulaient l’accès à la terre et à l’éducation. La mobilisation des esclaves baptisés catholiques a pris une autre dimension avec la cérémonie du Bois-Caïman. Enfin, d’un côté, les antagonismes entre les puissances coloniales conduisent l’Espagne et l’Angleterre à appuyer les nouveaux libres pour affaiblir la France. De l’autre, les commerçants américains approvisionnent en armes et munitions les anciens et nouveaux libres en échange de café et de sucre.

Sur fond de tumultes et de massacres entre Blancs, Mulâtres et Noirs, les schèmes de représentation de ces catégories sociales vont bloquer toute évolution. Leurs pertinences inscrites dans des mythes et croyances archaïques engendrent un déclin graduel, grandement façonné par la lutte de tous contre tous (le chen manje chen).

      Les 37 signataires de l’Acte de l’indépendance constituent la fine fleur de l’armée qui a gagné la guerre de libération nationale. Ces personnages qui vont diriger Haïti au cours des 55 prochaines années sans devoir ne rendre de comptes à personne ne sont pas tombés du ciel ni issus d’une génération spontanée. Estimant que ce pays qu’ils ont créé au péril de leur vie leur appartient, ils le perçoivent dans l’éthique de conviction dont parle le sociologue Max Weber[3]. Ils sont donc les seuls à prendre des décisions. Exit toute éthique de responsabilité sociale de l’homme d’État examinée dans la problématique de Hans Jonas[4].

Les revendications du peuple pour l’accès à la terre, les droits à la parole, l’éducation et la justice sont considérés comme des jérémiades. Des plaintes que les chefs et autorités n’écoutent pas. Suite à la politique terrienne de l’empereur Dessalines recherchant un modus vivendi avec les propriétaires mulâtres, d’une part, et l’application d’une politique de travail forcé rappelant le caporalisme agraire précédant l’Indépendance, d’autre part. Les nouveaux libres n’accepteront pas de travailler quasi gratuitement et ils exprimeront ce refus en s’enfuyant dans les montagnes. (à suivre)

 

 


[1]Marcel Gilbert, La Patrie haïtienne : De Boyer Bazelais à l’unité historique du peuple haïtien, Imprimerie des Antilles, Brazzaville/Port-au-Prince, 1985-1986.

[2] Edmond Paul, De l’impôt sur les cafés et des lois du commerce intérieur, Imprimeur Gleaner, Kingston, 1876, p. 86.

[3] Max Weber, (1919), Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963.

[4]Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1979.

A propos de

Leslie Péan

Né en 1949 en Haïti, Leslie J.-R. Péan a fait ses études universitaires d’économie à l’Université de Strasbourg et a obtenu sa maîtrise en économie à Rutgers University dans le New Jersey aux États-Unis d’Amérique. Il a été économiste senior à la Banque mondiale où il a été e…

Biographie