Elle s'appelait Francilia et venait régulièrement tous les jours à la maison, accompagnée d'un bambin de quelques années qui lui tenait le pan de la jupe, quoique traînant les pas. On se demandait comment il pouvait suivre le rythme de ses pas. Elle était mince et ferme, la quarantaine, avec un sourire permanent qui faisait briller des yeux vifs.

Elle s'appelait Francilia et venait régulièrement tous les jours à la maison, accompagnée d'un bambin de quelques années qui lui tenait le pan de la jupe, quoique traînant les pas. On se demandait comment il pouvait suivre le rythme de ses pas. Elle était mince et ferme, la quarantaine, avec un sourire permanent qui faisait briller des yeux vifs. Lui, Oswald, frêle, un peu timide. Cela fait des années que Francilia, notre pratik nous apportait, dans son grand panier, tous les trésors alimentaires de lamontagne. Nous l'attendions avec impatience et Cléante, notre gouvernante, lui laissait toujours quelque chose à manger. Les deux étaient de la même montagne mais de quartiers différents. Elles avaient toujours quelque chose à se raconter, un zen de là-haut.

Dans ce large panier de la "pratik", on y trouvait tous les fruits de saison ananas, cachiman kè bèf, tamarins, surtout ceux que l'on ne trouvait pas au marché : pómlyann, kalbasik, jónnze, pómsiwèl, pómkanèl, ces petites mangues dont on en fait une bouchée, mango "tiglise". Parfois c'étaient des douceurs, chamcham, poudamou, jenjanbwèt, doukounou, et les Ak100 nan fèy avec du bon sirop de canne. Les visites de la pratik ne passaient certes pas inaperçues.

Francilia venait de cette montagne que nous regardions du balcon de chez nous. Nous rêvions d'y aller un jour. Elle était belle avec ses rougeurs un peu partout, ces flamboyants séculaires propres aux montagnes d'Haïti. On dit qu’au temps des colons, en Juin, tous les pans de montagnes "flamboyaient" et on utilisait les fleurs pour paver les rues pour la fête Dieu. Malheureusement pour nous, le plus loin que nous avions pu arriver était au bord de la gosseline, la rivière frontière entre Jacmel et sa section rurale lamontagne. On s'y baignait de temps en temps avec les parents, on y pêchait des têtards et des "kribich" qu'utilisait Cléante pour ce fameux riz "grennen" koupedwèt. Francilia et Oswald la traversaient et parfois dormaient à la maison lorsqu'elle était en cru et débordait ses eaux dans toutes les rues du bas de la ville, surtout le marché "lakobate".

Les années ont passé ainsi, Oswald était un frère pour nous, Francilia et Cléante dans la cour complotaient pour qu'il reste avec nous pour l'école. Vint l'arrestation de papa qui n'a pas respecté le couvre-feu et son départ pour Port- au- prince dans la voiture du Préfet méchant dont tout le monde avait peur. Oswald aussi nous a suivi à la capitale et fit partie de la petite famille dont maman devint la Cheffe. Francilia restât seule.

Oswald s'est adapté sans problèmes, il semble ne pas trop manquer sa "grann", n'en parlait pas, fit ses études classiques et devint professeur. L'après-midi il me faisait étudier avec quelques autres élèves du quartier auxquels il donnait des leçons particulières payantes.

Puis le destin a encore frappé avec la mort de ma mère et nous fûmes séparés.
Je revis Francilia à NY lors de mon premier voyage. Elle était gouvernante chez ma marraine. Il semble que ma mère avait fait des démarches pour que sa commère la fasse chercher, comme cela se faisait au début des grandes migrations des années 60. C'était plus "la pratik" de mes souvenirs d'enfance mais une femme coquète qui était en charge de la bonne marche d'une maison de famille aux USA. Elle parlait un Anglais pauvre mais compréhensible quand il le fallait mais le créole fut la langue parlée ou comprise avec elle par tous. Je lui ai appris la mort de Cléante, les malheurs de Gislaine, la vie avant et après la mort de ma mère à port au prince et lui demandai pour Oswald. Elle me dit alors qu'elle lui avait fait ses papiers et qu'il était aussi aux USA mais à New Jersey avec sa femme et deux enfants, qu'il travaillait dans le système Métro et s'était acheté une maison. 

O mère, tu dois être fière au paradis, certain.

J'eu son téléphone et nous communiquâmes de temps en temps mais jamais pûmes nous rencontrer. Après Trois années d'études, je décidai de retourner chez moi, dans mon pays, malgré les pressions reçues pour rester, me faire adopter par ma marraine et avoir "le green card". Je n'ai pas voulu, mon âme voulait sa terre haïtienne pour s'épanouir.
Quelques jours avant mon voyage, Francilia me confiât qu'elle voulait retourner mais qu'on refusait de lui permettre de renouveler son passeport, ce qui l'attristait beaucoup. Elle voulait s'acheter une maison à Jacmel mais son carnet de banque était gardé par la famille qui l'abritait. A ma question pourquoi Jacmel et non lamontagne, elle me répondit avec fougue" Oh non, mwen pap tounen nan mónn anko".

Les jours ont vite passé, ma vie prit forme petit à petit. Mariée, mère, un bon métier, une vie agréable entrecoupée de séjours à Jacmel et surtout Marigot où il me restait encore quelques parents. Rien ne pourrait me faire quitter ce coin de terre, les réveils au chant du coq, l'arôme du café "tipika", les bruits de vague léchant les dunes de Marigot, les marches matinales jusqu'au village pêcheur pour y acheter des fruits de mer frais, l'arôme du pain défourné de la boulangerie familiale, ces "kabiches" faits pour la maison avec de l'hareng saur à l'intérieur que l'on dégustait avec des avocats du jardin, ma tante Christiane, 90 ans qui nous racontait ces anecdotes du "tanlontan", tout cela comblait mon âme provinciale et ma famille en fut ravie.

Ainsi, un samedi matin, Edvard, frère de ma marraine, m'appela pour m'apprendre qu'il est revenu vivre à Jacmel et habite l'étage de son ancienne maison près du marché. Je lui rendis visite le même jour et je sus que Francilia avait acheté la maison de son père à côté du poste de police, juste à côté aussi de la maison de mes parents, là où elle fut "la pratik". 
Elle ne vécut pas longtemps après son retour, deux années plus tard elle mourut, fut enterrée au cimetière de Jacmel, laissant Oswald comme héritier.
Edvard avec son humour taquin me contât l'histoire d'Oswald qui lors des funérailles jouait au potentat dans son costume de marque, se complaignant de la poussière des rues qui lui salissait ses chaussures, de ces paysans des villes qui parlaient et riaient forts, fâché contre ceux qui l'ont connu petit à lamontagne et qui lui rappelait certains souvenirs du passé et répondait à ceux qui l'appelaient par son nonjwèt Nerival, "Nerival pa la anko konlyea se Injenyè Oswald" et se mettait à s'exprimer en français pour les embarrasser.
C'est qu'Oswald a laissé New Jersey pour Paris où il a pris un diplôme en ponts et chaussée.

O Mère tu dois être fière au paradis.

Cela fait déjà une dizaine d'années, Edvard n'est plus et Oswald n'est que dans mes souvenirs. Je voudrais tant le revoir, ce frère paysan que j'avais, je voudrais tant qu'il sache que je suis aujourd'hui dans son patelin, vivant parmi sa descendance, dans sa montagne que j'ai choisi pour ma retraite. Je voudrais bien lui parler de basin bleu que le petit garçon qu'il était n'a pas connu, de grotte Jeannette, de tèt sous, de twou bagèt, de la plage à Brezilyènn, enfin voir lamontagne avec ses yeux d'enfant Colin devenu ingenieur Oswald à Paris.

Qu'il revienne faire les ponts et chaussées de chez lui 
C'est tout le drame d'Haïti avec ses brebis égarées.

J'espère.

 

 

Crédit Photo*Milot Haiti