De tous les journalistes haïtiens, il en est un dont le destin est si intimement parallèle au mien, que j’éprouve à chacune de nos retrouvailles une émotion fraternelle à le rencontrer. Exilés tous les deux en pays étranger, nous continuons malgré tout de consacrer aux affaires de la terre natale l’essentiel de nos interventions publiques. Malgré le décalage des générations (je suis son aîné d’à peu près vingt ans) et la distance qui nous sépare (lui chez les Yankees, moi chez les Gaulois), nos analyses sont souvent congruentes. Je continue à le suivre, à l’écouter à distance comme si nous étions en train de prendre un café sous la tonnelle, comme autrefois à son émission sur Magik 9.
Par la rigueur de l’écriture et la finesse de l’analyse, il fait partie de mes références lorsque l’analyse exige des repères. Le verbe et la plume en lui ne font qu’un, et c’est sans doute pour cela que lorsque je l’ai aperçu dans le vestibule de l’Illinois Institute of Technologyoù se tient le symposium annuel des Haïtiens de Chicago, je me suis précipité pour le saluer, lui donnant une accolade chaleureuse.

Il est si grand et si costaud que j’ai l’impression d’embrasser un mapou. C’en est un, au propre (pour la carrure) comme au figuré(pour la stature dans le métier). Avec son pullover marine, il semble à l’étroit dans sa veste en cuir cintrée à la taille. Mais il faut bien se couvrir dans ce foutu pays balayé par un vent glacial qui fait paraître hostiles les hautes murailles de verre des immeubles à l’entour. Le vent siffle si fort, il me semble que tout ça pourrait se briser d’un coup, comme une illusion, comme dans un mauvais rêve. Roberson semble s’être fait à ce nouveau climat. Mais cela me fait drôle de le retrouver ainsi emmitouflé. Je l’ai plus souvent vu en bras de chemise à Port-au-Prince sous le soleil flambant de la rue du Centre. L’Amérique lui va bien.
Déjà plus de six ans que je ne l’ai revu. J’ai eu l’occasion de collaborer avec lui au Nouvelliste, où j’ai tenu une chronique de 2015 à 2017, avec la bienveillance de Frantz Duval, alias Caïus. C’était un temps où l’on pouvait encore flâner sur le Champs de Mars et partager un bon repas à une bonne table sans risquer de se faire transformer en passoire. Les souvenirs liés à ce journal sont encore vivaces. J’en ai fait un feuilleton qui m’a tenu en haleine durant les dures années d’agitations continues qui devaient aboutir en peyi lòk. Depuis j’ai publié mes chroniques en livre. Fatras Port-au-Prince où je consacre un chapitre à Roberson.
De retrouver ce colosse à Chicago réveille en moi des émotions vivaces. Aussitôt se produit une ellipse spatio-temporelle qui me transporte à des milliers de kilomètres d’ici. Nous quittons l’atmosphère glacée de la ville du vent pour retrouver la chaleur moite de la rue du Centre, en plein midi. Je demande des nouvelles des amis restés au pays : Frantz, Valéry et Olivier. Comment font-ils, comment résistent-ils à la tentation du départ ? Nous en venons à évoquer nos familles dispersées éparpillées à travers le monde. La plupart ont un parent un ami qui a dû quitter sa maison, fuir du pays. Le Nouvelliste a dû quitter ses locaux de la rue du Centres envahis par les bandits. Tout le matériel a été pillé. C’est précisément pour parler de la situation catastrophique de la presse qu’il est l’invité à s’exprimer à la tribune du symposium aux côtés de Jacqueline Charles, du Miami Herald.
Son attention est attirée par un badaud qui sollicite sa carte de visite.Pendant qu’il fouille dans sa poche, je reste seul avec Nathalie, son épouse, qui se tient à ses côtés avec une touchante affection dans le soutien et l’admiration. Elle fut ma voisine à Port-au-Prince. Nous échangeons des nouvelles des connaissances communes, et elle s’enquiert de la sécurité de mon frère Thurgot, le musicien, de son domicile abandonné à la terreur des brigands. Nous nous lamentons sur l’horreur qu’est devenue la capitale et elle m’apprend les circonstances de son départ en exil après une tentative d’assassinat sur mon mari de chroniqueur.

Ce matin-là, elle avait exceptionnellement décidé de faire la grasse matinée et de le laisser se rendre seul au journal. Alors il a pris le volant et emprunté le chemin habituel pour accéder au centre-ville en évitant les embouteillages, terribles dans son quartier. Il allait s’engager dans une ruelle étroite pour déboucher sur Bourdon lorsque brusquement il vit surgir devant lui les assaillants.
Je ne sais pas s’il m’a dit combien ils étaient, mais peu importe leur nombre. C’est la même pulsion de mort qui motive les bandits, la même fascination morbide pour le sang et les larmes. Ils ont voulu lui couper le micro, et le souffle par la même occasion.
Ils ont criblé de balles sa voiture.
Nathalie fait défiler pour moi les images sur son téléphone qu’elletient dans ses deux mains comme un bréviaire sacré. Je reste sans voix. Je savais bien que Roberson Alphonse avait été victime d’une tentative d’assassinat, mais sa pudeur mutique et sa délicatesse ne réservent qu’aux happy few le détail de sa résurrection. Vu les images, l’attentat était destiné à tuer les deux époux en même temps. Les sièges criblés de balle au niveau de l’appui-tête ne laissent aucun doute sur l’intention ni sur la précision des tirs. Un travail de professionnels expérimentés.
Pour avoir été moi-même la cible de tireurs enragés (cinq projectiles, dont l’un logé dans le chambranle du pare-brise), je ressens la même terreur qui a dû traverser sa nuque au moment où il se voit juste sur le point de mourir. Je ne peux retenir mes larmes.
Lorsqu’il revient vers nous, Roberson me paraît encore plus grand.Auréolé d’une gloire de courage. Il ne s’est pas arrêté d’écrire ni de parler. La lutte pour la vérité continue, tout simplement. Nathalie insiste pour qu’il soulève son pull et me fasse voir ses blessures. Il en a au bras, sur les épaules, dans l’abdomen et jusqu’à l’oreille. Il aura littéralement entendu siffler la mort comme un serpent funeste.Mais ce n’était pas son jour. La carcasse de la voiture et son embonpoint l’ont sauvé, plaisante Nathalie. Il porte ses cicatrices comme un talisman pour continuer la lutte, pensé-je in petto.
Mes larmes coulent de plus belle. Ma voix s’enroue dans des excuses et j’ai les jambes qui flageolent à entendre qu’il a été laissé pour mort par ses assaillants qui ont pris la fuite.
Une inconnue sortie de nulle part est venue lui apporter un mouchoir. De quoi se faire lui-même un garrtot en s’aidant de ses dents. Il y a toujours une Défilé La Folle pour surgir de l’ombre, après les assassins, pour prendre soin des héros dans notre tragique histoire.
Comme un zombie ressuscité, le moteur de la voiture se remit à marcher, juste à temps pour qu’il continue à conduire jusqu’à l’hôpital le plus proche. Là lui furent prodigués les soins préliminaires avant d’être transporté en urgence à l’étranger. Miami, je présume.
Ô vraiment marâtre patrie qui dévore ses propres enfants avec un féroce appétit ! Ou les condamne à l’exil.
Il est à peu près seize heures lorsque Roberson Alphonse, accompagné de Jacqueline Charles gravissent les marches de l’estrade qui mènent à la tribune. En face l’auditoire très digne, observe un silence glacial. C’est toujours ainsi lorsque l’on s’apprête à avaler une potion amère de vérité.
Elle s’exprime en anglais et lui dans les trois langues, le français, l’anglais et le créole. Le diagnostic est sans appel : notre pays est livré aux brigands tandis que partout ailleurs dans le monde les peuples se déchirent. Difficile dans ces conditions d’imaginer un possible salut. Nous, la société civile, nous les intellectuels, nous les professionnels, nous les journalistes épris de vérité, qui défendons les principes de liberté, d’égalité et de justice, sommes seuls face à des bandits armés qui profitent du désordre du monde pour mettre à sac tout un pays. Le public boit littéralement leurs paroles, avec dignité et solidarité dans la douleur.
Nathalie les écoute d’un coin de la salle, assise dans l’ombre, avec un regard vigilant sur son homme, mais fière de son épopée de titan.
Je reste seul avec ma stupeur. Je me crois quitte avec les larmes, lorsque Gaël Pressoir, assis à côté de moi durant tout le symposium,me fait voir sur l’écran de son téléphone un terrible message.
On vient d’assassiner à Port-au-Prince le frère d’un ami commun dans une crapuleuse embuscade. « Evens Emmanuel doit être bien triste, articule mon camarade entre deux soupirs ». Mon premier réflexe est de saisir mon téléphone pour l’appeler, mais je retiens mon geste. Les grandes douleurs sont muettes. Honneur et respect devant le silence des morts.
Sincères condoléances nèg pa. Ayiti ka peri.
