La constitution d’un pays, quoique théorique, est avant tout un instrument de ralliement des citoyens et citoyennes dans la perspective d’une meilleure implication de ces derniers dans la vie et, par ricochet, dans le développement de la cité au regard du bien vivre ensemble. Or, la présence de crises en Haïti témoigne d’un déficit, d’un déséquilibre dans le tissu social et détruit la cohésion et les valeurs, indispensables à la démocratie et au progrès. En Haïti, la constitution impériale de 1805 cherchait déjà l’équilibre pour que les enfants de la nouvelle nation puissent être égaux devant la loi. Toutefois, environ deux siècles après, le pays est plongé dans une crise sans fin qui nous pousse à nous demander s’il ne s’agit pas avant tout d’une crise humaine. La situation lamentable et anxiogène, fruit de la crise itérative que connaît la nation depuis les 40 dernières années, suscite des interrogations sur l’avenir de la démocratie en Haïti et la place du citoyen dans ce décor. Malgré de nombreuses réformes lancées par l’État haïtien, les résultats ne sont pas au rendez-vous et la crise continue son chemin. Nous ne savons pas aujourd’hui sous quelle constitution Haïti fonctionne. En revanche, nous savons que les dernières décisions prises par la classe politique traditionnelle de mettre en place une présidence qui serait un Conseil gouvernemental avec sept représentants venant de tous azimuts, sont complètement en dehors de l’esprit des constitutions passées. Pourtant, les citoyens assistent à la descente aux enfers du pays et à la violation répétée de la constitution sans dire un mot. En revanche, la classe politique haïtienne arrive à s’entendre pour écarter sournoisement la constitution et induire le peuple dans une improvisation politique qui risque de mal tourner
La crise de citoyenneté en Haïti
Depuis la genèse de la nation, l’homme haïtien cherche à s’affirmer pour ne pas se laisser submerger par les nouveaux colons, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Cette quête de citoyenneté a pour fondement non seulement la participation de tous les fils et filles du pays dans les décisions nationales, mais aussi la reconnaissance de chacun comme détenteur de la souveraineté du pays. La constitution impériale de 1805, la première de la république noire, souligne cette détermination en affirmant dans son article 3 que : « Les citoyens haïtiens sont frères entre eux ; l’égalité aux yeux de la loi est incontestablement reconnue, et il ne peut exister d’autres titres, avantages ou privilèges, que ceux résultant nécessairement de la considération et en récompense des services rendus à la liberté et à l’indépendance. » Cette constitution traite, dans ses articles 7, 8 et 9, des cas où l’on perd la qualité de citoyen.
La Constitution de 1816 a mis l’accent sur l’instruction publique dans le but de former le maximum de citoyens possible. L’article 36 stipule : « Il sera créé et organisé une institution publique, commune à tous les citoyens, gratuite pour les parties d’enseignement indispensables à tous les hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement en rapport avec la division de la République. »
Le citoyen est souvent oublié dans les grandes décisions qui engagent la nation. Les référendums sont plutôt rares et les médiations sociales ne font pas encore partie de notre culture politique. De nos jours, l’Haïtien ne se sent pas chez lui, il ne sait pas qui il est et pourquoi il vit. D’ailleurs, il est encouragé à quitter son pays où le chaos est créé et entretenu par des forces agissant dans l’ombre.
Le livre de Trouillot a sonné le glas sur la nécessité de repenser la citoyenneté haïtienne en pointant du doigt les éléments qui nous empêchent de devenir des citoyens responsables, imprégnés de valeurs morales et capables de prendre part effectivement au développement du pays. L’auteur se demande si la notion de citoyenneté a un sens là où les droits du citoyen se ramène à un seul droit de vote.
Mérilien (2018) dans son livre sur « Haïti : l’éducation à la citoyenneté. En jeux et perspectives » parle des non-citoyens ou les exclus de la citoyenneté. Il mentionne qu’aujourd’hui Haïti regorge d’individus doublement non-citoyens. Tout d’abord du fait que l’État Haïtienne ne reconnait guère leur existence, puisque non inscrit dans les registres officiels; et ensuite, en raison de la non-jouissance d’aucune forme de droits.
Il y a lieu de parler d’une crise de citoyenneté tout en se demandant quel est le sens de la citoyenneté dans un contexte de crise identitaire, de perte de repères et d’égarement d’une nation noyée dans l’insécurité, la misère et la duperie.
Le sens de la citoyenneté
Il est évident que la citoyenneté est un concept polysémique qui varie d’un État à un autre ou d’une époque à une autre (Prévost 1996 ; Xypas 2003) et intègre des pratiques culturelles, sociales et politiques qui ne relèvent pas seulement du droit, mais aussi de rapports sociaux plus complexes mettant en exergue les inégalités diverses [économiques, sociales, culturelles ou de genre] (Barthélémy & Cuchet 2016). Bickel (2007), dans un de ses articles, a fait un premier repérage en abordant la définition de la citoyenneté qui renvoie à une signification, ou plutôt à des familles de significations, de la citoyenneté. Dans un premier sens, la citoyenneté est un statut octroyé à tous ceux qui sont reconnus comme membres d’une communauté politique ; ce statut, qui définit le cadre d’une égalité formelle pour les individus qui en sont dotés, leur confère un ensemble de droits et d’obligations dans leurs relations avec le pouvoir politique de la communauté en question. Dans un second sens, elle désigne la participation au corps politique souverain (le demos des Grecs) qui délibère et décide des lois de la communauté. Ce sens strict – qui se réfère à la sphère politique, avec ses trois composantes législative, exécutive et judiciaire –, est souvent élargi pour inclure également la participation à la sphère publique civile.
Le concept de citoyenneté est aussi employé comme exercice de citoyenneté selon le temps et le milieu et constitue la base même de la démocratie dans ce monde moderne. Anicet Le Pors (2011) a fourni une définition très explicite de la notion. Selon lui : « La citoyenneté se définit par défaut, en creux, le citoyen par le non-citoyen, c’est-à-dire celui qui ne dispose pas de ses droits civiques : les mineurs, qui n’ont pas l’âge d’exercer ces droits (ce qui exclut la notion d’enfant-citoyen), les personnes frappées d’une condamnation pénale qui leur ont fait perdre les prérogatives des citoyens, et les étrangers. » (p. 35).
La citoyenneté Haïtienne et la constitution
L’assassinat crapuleux de Jovenel Moïse, président en fonction, a fait basculer Haïti, depuis juillet 2021, dans un cycle de violences et d’instabilité jamais vécu dans notre histoire. Le rêve des GRANDS de légaliser et de fédérer les GANGS a été réalisé. Le quotidien News, en janvier 2022, a dressé une typologie du banditisme en Haïti en expliquant en filigrane leur mode opératoire. Il note qu’« il est évident que le banditisme fait partie du quotidien d’Haïti.» De jour en jour, ce phénomène a beaucoup grandit pour devenir endémique. Les bandits sont partout et leurs gangs sont affichés en rouge sur la cartographie du pays. Pourtant, ce phénomène, qui a bien sûr des répercussions à tous les niveaux sur le pays, ne date pas d’hier. Il faut remonter dans le temps pour en comprendre l’évolution et sa place dans la société haïtienne d’aujourd’hui. Cet article, paru sous la plume de Jonas Reginaldy Y. Desroches, relate que c’est sous le président Martelly, le fameux chanteur qui a fait la promotion de ses “bandi legal”, que le phénomène du banditisme a revêtu une autre forme dans les quartiers populaires. Les groupuscules ont été utilisés à des fins politiques sous le régime PHTK. Toutefois, il faut avouer que les bandits existaient déjà et entretenaient de bonnes relations avec les gouvernements lavalasiens qui se sont succédés avant la catastrophe martélienne.
Depuis la mort du président Jovenel Moïse en juillet 2021, très peu de personnes parlent de la constitution d’Haïti. Depuis les tentatives pour amender la constitution de mars 1987, avec une confusion qui n’est pas levée, on parle de la constitution de mars 1987 amendée en français et d’une version créole qui n’a pas subi de changements. Il y a un silence radio, à la fois complice et voulu, pour mettre de côté la constitution. Elle est dérangeante, tout simplement. Le peuple ne sait pas sous quelle constitution le pays fonctionne. En mai 2011, l’amendement a été publié au Journal Officiel Le Moniteur et est entré en vigueur après l’installation du futur Président de la République le 14 mai 2011.
Une réforme constitutionnelle a été lancée en octobre 2020, coordonnée par un comité consultatif indépendant présidé par l’ex-président Alexandre Boniface, qui a travaillé sur une nouvelle constitution pour le pays selon le modèle étasunien. Cette réforme constitutionnelle est morte avec le départ du président Moïse pour l’orient éternel.
Il est nécessaire de retourner à la constitution haïtienne et de donner une place importante au citoyen. Il importe aussi pour les citoyens et les citoyennes de se réveiller, d’unir leurs efforts comme, ils.elles l’ont fait pour le canal de Ouanaminthe, et d’exiger une constitution qui prend en compte les besoins d’Haïti d’aujourd’hui tout en se projetant dans le futur.
Conclusion
Point n’est besoin d’être grand clerc ou d’un grand chercheur pour constater que Haïti depuis les 30 dernières années va de mal en pis. Le peuple est perdu dans une lutte quotidienne pour la vie. Sans élus depuis plus de 2ans, sans chef d’État pendant 3 ans, sans constitution depuis déjà 3 ans, ans, sans lois du budget et sans programmes de gouvernement, il est difficile dans ce contexte de retrouver nos repères quand les amateurs sont à la barre. Pourtant le citoyen a un rôle à jouer pour redresser la barque quoique Théodat(2020) nous parle de la fin du citoyen tout en annonçant l’avènement de l’individu 2.0. Une constitution est indispensable non seulement pour organiser les pouvoirs publics mais surtout pour garantir les droits fondamentaux des citoyens dans un pays. Elle nous protège contre l’arbitraire et l’anarchie tout en garantissant à chacun le respect de ses droits. Et l’exercice de la citoyenneté permet à l’individu de défendre ses propres droits, tout en respectant les droits des autres, dans un esprit de solidarité, l’individu se considérant lui-même comme membre d’une communauté politique. La citoyenneté implique aussi la conscience de responsabilité d’un individu qui, jouissant de droits et soumis à des obligations, participe activement aux décisions d’intérêt général. Les citoyens, libres et égaux en dignité et en droits, doivent donc être mobilisés à participer à la construction d’une société juste et démocratique (Dallari 2012 : 67).
Citoyennes et citoyens Hatien.ne.s debout, pour refaire la nation en mettant en place une constitution qui répond au besoin du pays à l’ère de la modernité.
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Quelques références bibliographiques
Bickel, J-F.(2007) Dans Gérontologie et société 2007/1 (vol. 30 / n° 120), pages 11 à 28
Constitution amandée de mars 1987, publiée en mai 2011.
Dallari, D-A.(2012) Citoyenneté et droit de participation. Dans Le sujet dans la cité 2012/2 (n° 3), pages 60 à 68
Desroches J-R-Y(2022). Quotidien news. L’évolution du banditisme en Haïti : de 2001 à nos jours, 22 janvier 2022.
Le Pors, A.(2011) Que Sais-je ? La Citoyenneté p55.PUF.
Mérilien J. (2018). Haïti, Éducation à la citoyenneté : Enjeux et perspectives. Les engagés éditions. Netherlands
Prévost, G. (1996). « “Nouvelle citoyenneté” ou dépolitisation du citoyen ?», L’Homme et la société 121-122 : 59-78.
Théodat J-M,(2020) « Haïti : la fin du citoyen et l’avènement de l’individu 2.0 », EchoGéo [En ligne], Sur le Vif, mis en ligne le 20 janvier 2020, consulté le 21 mai 2024. URL : journals.openedition.org/echogeo/18352 ; DOI : doi.org/10.4000/echogeo.18352
Trouillot L.(2017) . Haïti (Re)penser la citoyenneté.
Xypas, C. (2003). « Introduction : Qu’est-ce que la citoyenneté ? » In C. Xypas (éd.), Les Citoyennetés scolaires: De la maternelle au lycée. Paris : Presses universitaires de France, pp. 281-290.