L’histoire des vaincus a toujours été occultée, dénaturée, ou même criminalisée par les vainqueurs. Elle constitue l’enjeu posthume de conflits permanents.
Une dichotomie du destin
L’histoire des vaincus a toujours été occultée, dénaturée, ou même criminalisée par les vainqueurs. Elle constitue l’enjeu posthume de conflits permanents. Après la guerre, les vainqueurs terrassent les vaincus jusque dans leur dernier retranchement pour effacer leur mémoire collective. Parfois, de façon imprévue, il arrive pourtant que les vaincus prennent leur revanche dans l’imaginaire des vivants. Plus que les grandes victoires, les grandes défaites sont également de grandes épopées, l’Iliade pour la guerre de Troie, les Thermopyles pour les Spartiates. Pour mieux appréhender la situation complexe d’Haïti, il faut au moins essayer de comprendre les motivations inavouées et inavouables de la problématique du déficit endémique de mémoire. En réalité, notre objet est très loin de rédiger un panégyrique à sens unique pour des hommes qui, avant tout, n’étaient que des hommes ; en l’occurrence, des produits de leur temps et de leur milieu.
Au sujet de la guerre du Sud, la plupart des historiens sont d’accord que le général André Rigaud fit tout son possible pour éviter la confrontation avec l’astucieux Toussaint Louverture. Cependant, le prisme déformant de cette irréductible rivalité influença le rôle des régions et des classes dominantes de l’époque coloniale, les unes par rapport aux autres, jusqu’à imprimer la trajectoire de l’Etat haïtien. Jusqu'à nos jours. Face à l’arianisme de Gobineau, les Haïtiens ont intériorisé la psycho-ethnicité. Depuis, le « gobinisme » à rebours enveloppe le néant haïtien qui s’abreuve aux sources du noirisme et du mulâtrisme.
Il importe de comprendre comment, en deux siècles, Haïti a pu renforcer subtilement les structures d’apartheid coloriste. Selon l’Ambassadeur Charles McKenzie , pendant la guerre du Sud (1799-1800), le nombre des victimes aurait culminé à dix mille. Ensuite, le massacre des Français servira d’heureux prétexte aux créoles
noiristes et mulâtristes pour consolider leur emprise sur l’ancienne colonie. Dans la gestion politique de la période postcoloniale, sont maintenus « en dehors » les Bossales mais aussi les Blancs. Les créoles noiristes et mulâtristes se sont donc donné la main pour partager le gâteau des huit mille plantations abandonnées par les colons. Ainsi fut reconduit le contrat social louverturien d’un pouvoir créole contre les Bossales.
En 1844, commença l’exode des classes créoles des grandes villes méridionales vers la capitale pour se protéger des excès de l’Armée Souffrante. Au nom de l’idéologie noiriste, sous les gouvernements de Soulouque, Salomon et Duvalier, des crimes odieux furent commis. Déchirée entre le mulâtrisme et le noirisme, Haïti sombra dans l’instabilité et la violence politique. Dans cette lutte fratricide pour l’hégémonie politique, une terreur mortifère dont la péninsule méridionale fut le principal théâtre s’installa. Le 23 avril 1848, Soulouque entreprit une tournée dans le Sud en compagnie des chefs Piquets Pierre Noir, Jean Denis, Voltaire Castor. Dans la sanglante répression qui s’ensuivit, il fut impitoyable. A Aquin, trois cents mulâtres et cent quatre-vingt-quatre noirs furent exécutés. Dans la ville des Cayes, Voltaire Castor ordonna soixante-seize exécutions sommaires. Malgré son immunité parlementaire, le 10 mai 1848, le Sénateur François Théodore Edouard Hall fut exécuté sur la place d’armes des Cayes.
Sous le gouvernement du Président Louis Etienne Félicité Lysius Salomon Jeune (26 octobre 1879-10 août 1888), la péninsule du Sud fut encore le théâtre d’un autre conflit qui opposa le Parti National au Parti Libéral. En septembre 1883, devant une insurrection « bourgeoise » à Port-au-Prince, le Président Lysius Salomon fit massacrer cinq mille mulâtres en armant les roturiers contre les rebelles et sympathisants du Parti Libéral. Les membres du secteur privé étaient des partisans déclarés de Boyer Bazelais, principal leader du Parti Libéral. Ils devinrent la cible de la violence des passions. Les partisans du gouvernement pillèrent et détruisirent la « Grand-Rue ». Pourchassant tout mulâtre, qui ressemblait à un bazelaisiste, la foule tua et massacra pendant une semaine d’où l’appellation « La Semaine sanglante ». Il fallut la menace d’une intervention étrangère pour que le calme revienne.
Durant la présidence de Lescot (15 mai 1941 – 11 janvier 1946), le rouleau compresseur du mulâtrisme accéléra la déconstruction de l’identité haïtienne et se renforça contre toute menace de dilution en se réaffirmant contre toute velléité d’hégémonie noiriste. Elie Lescot fut le principal artisan de la plus grande opération de « déchoukage » du Vodou avec « Les Rejetés ». Son administration fut marquée par la suspension du carnaval, le ralentissement de l’activité économique et la répression politique la plus sévère. L’occupation américaine et la méfiance des élites entre elles relancèrent les luttes identitaires qui finalement aboutirent au mouvement des classes moyennes noires de 1946. Les luttes de pouvoir allaient accroitre les hostilités entre les classes dominantes qui ont toujours affiché le même mépris pour les masses populaires.
Des élections de 1957 qu’il remporta grâce à la complicité du courant noiriste qui traversait l’Armée d’Haïti, Duvalier avait dit « Le Sud m’a boudé ». Les incrédules se rendirent vite à l’évidence que son intention n’était pas d’amuser la galerie lorsqu’il lâcha son fameux « map fè bounda yo tounen paswa ». L’année 1958 marqua le retour et la nomination des éléments de la classe moyenne noire dans la fonction publique et l’Armée. Vers le milieu de l’année 1958, l'Armée, qui avait soutenu Duvalier, échoua dans une tentative de l'évincer. En réponse, Duvalier transforma la garde présidentielle
en une garde prétorienne et créa en 1959 le Corps des VSN (Volontaires de la Sécurité Nationale). Le 5 août 1964, à la suite de l'entrée sur le territoire haïtien de treize membres (un noir et douze mulâtres) du groupe « Jeune Haïti » dans le Sud, François Duvalier, dans le cadre de sa politique noiriste, ordonna des représailles contre les mulâtres de la ville de Jérémie. Les haines et rancœurs accumulées au cours des décennies contre ces derniers servirent de prétexte aux ordres donnés aux agents militaires et aux « Tontons Macoutes ».
Avec la terreur du régime des Duvalier, l’exil volontaire ou forcé devint la planche de salut de la classe moyenne. Le néo-colonialisme renoua ainsi avec la prédominance des principes cardinaux de l’anthropologie coloniale exacerbant par l’usage d’arguties superficielles les antagonismes aux relents tribaux. Pour les besoins de l’empire, les chefferies sont alimentées et les vieilles confréries maraboutiques réactivées. En reconduisant la société coloniale sans sanction, notre particularisme aveugle est devenu le principal affluent d’une situation complexe sur laquelle nous sommes tenus de revenir. Il importe d’ouvrir d’autres fenêtres sur cette difficile cohabitation entre le mulâtrisme estampillé de l’arianisme et le fascisme indigéniste de l’école des Griots. D’où la nécessité de revisiter constamment le consensus frêle entre la marche obligée et l’unité fragile du Camp-Gérard.
Comme l’a si bien souligné Leslie Péan, « la volonté d'être original conduit à faire des entorses aux faits. » Et dans ce cas précis, cela conduit à alimenter un particularisme qui entre en conflit avec les fondements du vivre ensemble. Péan souligne que « pendant l’occupation américaine de 1915-1934, les thèses du particularisme haïtien sont implantées dans les esprits avec l’école indigéniste des Griots. » On peut comprendre le coup de sang de 1946 face au mulâtrisme exacerbé par l’occupant qui avait pris la forme du rejet de l’apport des autres classes et régions dans la construction du nouvel Etat. Mais, le noirisme politique de 1957 précipita Haïti vers le gouffre en proposant une lecture filtrée de notre histoire. Pour paralyser l’esprit des Haïtiens, cette déviance mystificatrice a jeté un voile sur des aspects et faits combien importants. Comme l’a si bien signalé le sociologue Laënnec Hurbon, « Que la tête du père Philémon ait été apposée par les colons, sur la place d'armes du Cap, à côté de celle de Boukman sur la potence, cela devra encore être médité par les historiens. »
Parlant de la révolte générale des « Africains esclavagisés » de la région Nord, Laennec Hurbon dit ceci : « on dénombre pas moins de 16 prêtres sur 24 dans le Nord à avoir eu une participation active et même décisive dans l'insurrection.» En effet, d’autres prêtres dont le père Cachetan, curé de la Petite Anse ; le père Sulpice, curé du Trou; le père Philippe Roussel, curé de la grande Rivière du Nord, l’abbé Delahaye, curé de la paroisse du Dondon, etc.Avec cette disposition manifeste d’abonder dans le révisionnisme, l’universalisme est rejeté. Les idées jacobines, combattues. Ainsi, il devient aisé de comprendre la disparition graduelle, à partir des années 50, de l’historiographie officielle du nom du général André Rigaud. Ce dernier était le rempart face à la toute-puissance louverturienne, un modèle qui, jusqu’à date, continue de peser lourd sur le système politique haïtien.
Toutefois, on ne rate jamais une occasion de faire référence à la première rencontre entre Dessalines et Pétion le 8 aout 1802 sur l’habitation Gaubert (Nord d’Haiti - entre Plaisance et Pilate). Dans l’intervalle, on s’évertue à minimiser la contribution du Sud à toutes les phases du long chemin de notre guerre de libération nationale. Au risque de nous répéter, si la dynamique unitaire se consolida le 18 mai 1803 à l’Arcahaie, au Camp-Gérard la réconciliation entre le Nord et le Sud aboutit au parachèvement de l’armée indépendantiste. Ce couronnement du processus unitaire représenta sur le plan tactique le pas le plus décisif vers la phase finale de notre guerre de libération nationale.
En effet, dès novembre 1802, le Sud était déjà agité. Un changement de cap s’opérait avec la prise d’armes de Laurent Férou. A la même époque, Gilles Bénech, Nicolas Régnier et Jean Baptiste Perrier (Goman) allumaient le feu de l'insurrection qui allait embraser toute la péninsule en attaquant Tiburon. La révolte grondait partout. Entre temps, Ignace Despontreaux Marion abandonnait les Français pour rejoindre Pierre Cangé à Léogane. Le 16 Janvier 1803, Nicolas Geffrard s’emparait de l’Anse-à-Veau. Le 13 mars, André Juste Borno Lamarre chassait les Français du Petit-Gôave. La mobilisation connut un succès sans précédent au point que plusieurs places importantes de la péninsule se libérèrent dès les premiers mois de 1803, avant même l’Entrevue du Camp-Gérard entre Dessalines et Geffrard10.
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1Alin Louis Hall, La Péninsule Républicaine, Collection Estafette, Imprimerie Brutus, 2014, p 41
2 Sauveur Pierre-Etienne, L’énigme haïtienne, Echec de l’état moderne en Haïti, Mémoire d’encrier, 2007, p 93
3Charles Mackenzie, Notes on Haiti, made during a residence in that republic” – Vol 1, 1830. P 75
4L’expression « soulouquerie » fut inventée par le Sénateur Edouard Hall. Ce jour-là, le vieillard Daublas fut exécuté également. Simon Bolivar fait référence à Daublas dans une correspondance adressée au général Ignace Despontreaux Marion qui l’accueillit aux Cayes en décembre 1815.
5Leslie Péan, La semaine Dessalines : Le mauvais chemin pris par Haïti dans l’histoire (1 de 7), AlterPresse, 13 octobre 2015
6Leslie Péan, La semaine Dessalines : Le mauvais chemin pris par Haïti dans l’histoire (7 de 7), AlterPresse, 19 octobre 2015
7Laënnec Hurbon, L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Karthala, 2000, p. 11.
8Laënnec Hurbon, L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Karthala, 2000, p. 32.
9Adolphe Cabon, Notes sur l'histoire religieuse d'Haïti de la révolution au Concordat (1789-1860), Port-au-Prince : Petit Séminaire Collège Saint-Martial, 1953, p. 35.