Une revue de la littérature

Que s'est-il passé au lendemain de la victoire de l'Armée Indigène sur les troupes françaises le 18 novembre 1803 ? Qu'est-il arrivé aux trois proclamations manuscrites qui ont créé l'État haïtien le 1er janvier 1804 ? Cet essai retrace l'étude de la Déclaration d'indépendance d'Haïti dans l'historiographie afin d'éclairer les événements qui se sont déroulés entre la fin novembre 1803 et la fin janvier 1804. Pourquoi la Déclaration d'indépendance du 1er janvier 1804 est-elle considérée comme le document officiel et non la proclamation du 29 novembre 1803[1] ? Comment le document du 1er janvier a-t-il été créé, proclamé et rendu public ? En analysant les différentes publications et les coutumes d'impression de l'époque, nous pouvons mieux comprendre le développement de l'État à ses débuts.

Un document clé de cette période permet d'avoir un aperçu de la philosophie fondamentale du nouvel État. L'Hymne Haytiène est une chanson imprimée à la fin de 1803 ou au début de 1804 et exécutée le 25 janvier 1804 :


[1]Publié dès le 5 janvier 1804.  Aurora General Advertiser. Philadelphia. Thursday January 5, 1804. # 4059, p. 2.

     Également The Star (London), February 6, 1804, # 683, p. 3

Sur l'air: Allons Enfans de la Patrie.

Quoi tu te tais Peuple Indigène!

Quand un Héros, par ses exploits,

Vengeant ton nom, brisant ta chaîne,

[…]

Désormais Jacque est le Patron

De qui repousse l'esclavage,

Sous ce bon Père unis,

A jamais réunis,

Vivons, mourons, ses vrais Enfans.

 Libres, indépendans[1].

 

On chantait un peu après la bataille de Vertière en novembre 1803, est-ce la Marseillaise noire dont on parle depuis longtemps ? Dans cette chanson, Jean-Jacques Dessalines est dépeint comme étant le père de la nouvelle nation ; le peuple ses enfants. La création d'une famille singulière unissait symboliquement une population diverse.

L'utilisation du terme indigène et de l'étiquette de « héros » pour Dessalines donne une légitimité au projet national ; la terre leur appartenait de droit et leur cause était justifiée. Ce qui est le plus intéressant dans cette chanson, cependant, c'est l'utilisation du terme droits. Les droits ne sont pas du tout abordés dans la Déclaration d'indépendance d'Haïti du 1er janvier 1804. L'utilisation des « droits » dans cette chanson, cependant, doit être pris dans le contexte d’une structure

familiale hiérarchique, et le peuple est redevable à Dessalines pour le privilège d'avoir ces droits.

En novembre 1803, alors que les troupes de l'Armée indigène chantent les louanges de Dessalines en héros national, l'armée française évacue en débandade Saint-Domingue. Peu de temps après, le 28 novembre, Dessalines et deux autres généraux révolutionnaires, Henri Christophe et Augustin Clervaux, publièrent une proclamation[1] d'indépendance de Saint-Domingue « Au nom du peuple noir et des hommes de couleur de Saint-Domingue »[2].  Dés la première phrase on lit : « L'indépendance de Saint-Domingue est proclamée. » Ce document, cependant, n'a pas joué le même rôle dans l'histoire nationale d'Haïti que le document du 1er janvier.  Notons qu’à l’époque une Proclamation est un acte légal.

29 novembre 1803, il s’agit d’une proclamation de généraux en campagne, notons que l’entête de Dessalines, Armée Indigène, n’est pas utilisé, et qu’il s’agit de (St-Domingue).  La Déclaration du 1er janvier quant à elle est d’un Acte d’un État qui vient de se constituer et qui a un nouveau nom, Hayti, avec entête ARMÉE INDIGÈNE  C’est une différence énorme.

29 novembre 1803 et/ou 1er janvier 1804

Dans sa co1lection des lois haïtiennes, Jean-Baptiste Symphore Linstant de Pradine a commencé par la Déclaration d'indépendance du 1er janvier 1804. Sa tâche était de rassembler toutes les lois d'Haïti, pas de Saint-Domingue, et donc le premier document juridique, à son avis, était la Déclaration d'indépendance. Cette décision a jeté les bases de la mémoire collective en déclarant que le 1er janvier était le commencement. Thomas Madiou et Beaubrun Ardouin, les plus éminents historiens haïtiens du XIXe siècle, suivront la même logique. « Cette collecte commence le 1er janvier 1804 », a déclaré Pradine. « Les héros d'Haïti, vengeant la liberté brisée des enfants d'Afrique, ont choisi cette date pour que lorsque le soleil illumine le renouveau de l'année, il éclaire en même temps une ère nouvelle pour les Haïtiens et leurs premiers pas vers la civilisation. »[3]  Selon Pradine, les indépendantistes ont choisi le 1er janvier pour sa signification symbolique. Une nouvelle année, un nouveau départ. Mais si Pradine a reconnu le symbolisme du nouveau départ, il a également souligné que l'événement était un rappel d'un passé tragique et de la nécessité de se souvenir des sacrifices. « C'était une façon sublime, affirmait Pradine, de graver dans le cœur de leurs enfants le souvenir des luttes qu'ils ont endurées et des sacrifices qu'ils ont faits pour leur donner une patrie. »[4]

L'accent mis par Pradine sur la Déclaration d'indépendance officielle du 1er janvier était également une tentative de rejeter ce qu'il considérait comme des rumeurs d'une déclaration d'indépendance antérieure le 29 novembre 1803 de Fort-Dauphin (aujourd'hui Fort-Liberté).  Il a qualifié cet autre document présumé de « proclamation » afin de le différencier de l'Acte de l’Indépendance. Cette proclamation, a-t-il affirmé, est apparue dans les histoires d'Haïti, en particulier celles écrites par des auteurs anglophones. On peut se demander, quelles étaient les motivations des historiens anglophones des deux régions de l'Atlantique pour donner foi à la proclamation du 29 novembre 1803 ?

Pradine a rejeté ces rumeurs pour deux raisons principales : premièrement, que les auteurs du prétendu document, Jean-Jacques Dessalines, Henry Christophe et Augustin Clervaux, étaient connus pour avoir été au Cap Français (aujourd'hui Cap Haïtien) ce jour-là, et non à Fort-Dauphin. Deuxièmement, il soutenait qu' " Il n'est pas raisonnable d'admettre que ces chefs laissassent la capitale de l'ile pour aller dans une ville secondaire, qui en est éloignée de 12 lieues, publier un acte de cette importance".[5].  À son avis, la proclamation du 29 novembre n'avait donc que peu d'importance pour la fondation de la nouvelle nation. La date manquait d'importance symbolique et la logistique de l'événement était au mieux obscure.

Pradine avait tout à fait raison de commencer son recueil des lois et actes d'Haïti le 1er janvier 1804, car c'est bien cette date qui marquait la première loi du nouvel État : « Fait aux Gonaïves, ce 1er janvier et la 1ère année de l'indépendance d'Haïti. »[6]  En effet, c'était la première fois que le nom « Hayti » était utilisé dans les proclamations officielles[7].  Pradine a conclu qu'il n'était pas nécessaire d'inclure les lois qui ont précédé la Déclaration d'indépendance parce qu'il voulait suivre l'exemple de la datation de la proclamation du 1er janvier. [8]

Plus récemment, cependant, la question a été abordée par une nouvelle génération d'historiens haïtiens qui voient la validité de la rumeur de la proclamation de novembre. Au milieu du XXe siècle, l'historien Henock Trouillot revient sur cette question dans son chapitre sur Thomas Madiou et l'historiographie d'Haïti. Trouillot a relaté la déclaration de Madiou selon laquelle le document était une fiction, mais il a également souligné que d'autres historiens, comme Pauléus Sannon, n'étaient pas d'accord[9]. Trouillot, cependant, a fourni des preuves convaincantes à l'appui de la thèse selon laquelle un document du 29 novembre 1803 existait bel et bien parce que "Après le 29 novembre et avant la proclamation adressée à la nouvelle nation, les généraux indigènes posèrent des actes qui portent: an premier de l'indépendance."[10] L'historien Gérard Mentor Laurent, auteur de Six études sur Dessalines, montra quelques-uns de ces documents à Trouillot. En fin de compte, Trouillot était d'accord avec l'évaluation de Laurent selon laquelle « cela prouve au moins que les indigènes se considéraient comme étant sous une nouvelle administration »[11].

Comment ne pas être d'accord avec l'historien et ancien présidente d'Haïti, Leslie Manigat, qui soutient qu'il existe des preuves indiscutables à l'appui de l'existence de la proclamation du 29 novembre, malgré le fait qu'il n'existe aucune copie originale ou officielle ?  " Je ne comprends pas," Manigat argumente, " étant donné que ce texte fondateur a été publié dès le 4 janvier 1804 à l'étranger dans la presse."[12]  Manigat critique l'exclusion du document du récent « Calendrier historique ».[13]  Le contenu du document, selon Manigat, fournit également des preuves claires qu'il devrait être considéré comme la déclaration officielle d'indépendance du pays ; Le document commence ainsi : « L'indépendance de Saint-Domingue est proclamée. »[14]

Manigat note également que les deux documents diffèrent considérablement dans le ton et souligne que "II s'agissait d'un projet politique différent, significativement changé à peine un mois plus tard.".[15]  Il suggère que la proclamation du 29 novembre aurait pu être adaptée à la « consommation étrangère » puisqu'elle a été imprimée à Philadelphie, le site de l'indépendance américaine. Cette conclusion ne semble cependant pas convaincante puisque l'on sait que les deux documents ont largement circulé dans les journaux d'outre-Atlantique.

Les recherches de l'historien Michel Hector permettent de conclure que le document du 29 novembre a bel et bien existé, mais il souligne l'importance des aspects cérémoniels de la proclamation de l'indépendance de Haïti le 1er janvier 1804. Hector affirme que les célébrations de la fête de l'indépendance ont commencé par un discours en créole de Dessalines, le général en chef de l'armée. Ce discours, cependant, n'a pas encore été retrouvé dans les archives. "On en sait seulement," note Hector, "qu'il s'agissait d'une évocation historique de la barbarie vécue par les flots de captifs sous le régime colonial et plus particulièrement durant la dernière guerre contre le rétablissement de l'esclavage et pour l'Indépendance."[16]  Louis Félix Boisrond-Tonnerre, le secrétaire chargé par Dessalines de rédiger le document, donne alors lecture de la Déclaration officielle d'indépendance. Hector décrit les trois (3) textes comme suit : proclamation du général en chef au peuple haïtien ; le « processus-verbal » de la proclamation de l'indépendance d'Haïti (aussi connu sous le nom d'Acte de l'indépendance) ; et la nomination du général en chef au gouvernement d'Haïti.[17]  Les détails qui entourent la section centrale (le procès-verbal ou l'acte) sont cependant inconnus. S’agit-il d’une tradition orale ou d’un texte écrit ?  La preuve donne à penser que le document du 29 novembre a été rédigé, mais la question n'est pas aussi claire en ce qui concerne le document du 1er janvier, car l'accent est mis sur la cérémonie publique entourant sa proclamation. Donc pas de faste le 29 novembre.

Malgré ce nouvel intérêt à confirmer l'existence de la Déclaration d'indépendance du 29 novembre et à lui assurer la place qui lui revient dans la chronologie de l'histoire d'Haïti, aucun exemplaire original de la proclamation n'a encore été retrouvé (en français ou en créole). La seule preuve de son existence se trouve dans des journaux étrangers aux États-Unis et dans l'Empire britannique (en anglais). Marcus Rainsford, le chroniqueur britannique de la Révolution haïtienne, a également imprimé le texte dans An Historical Account of the Black Empire of Hayti (1805).[18]

 


[1] Selon le Aurora General Advertiser du 5 janvier 1804.  "The following proclamation of the independence of the island has been published by the three principal military chief."

[2] Marcus Rainsford, An Historical Account of the Black Empire of Hayti, ed. Paul Youngquist and Grégory Pierrot (Durham, NC: Duke University Press, 2013), 260.

[3] "Cette collection commence au premier janvier 1804," M. Linstant Pradine, Recueil général des lois et actes du gouvernement d’Haïti: depuis la proclamation de son indépendance jusqu'à nos jours ... (Paris: A. Durand, 1886), 1: x.

[4]  Linstant Pradine, Recueil général, 1: x.

[5]  Linstant Pradine, Recueil general, 1: ix.

[6] "Fait aux Gonaives, ce 1er Janvier, 1804 et le 1er de l'indépendance d'Haïti."

[7] Pour plus d’information voir David Patrick Geggus, "The Naming of Haiti," in Haitian Revolutionary Studies (Bloomington: Indiana University Press, 2002).

[8] Linstant de Pradine, Recueil general, xi.

[9] Catts Pressoir, Ernst Trouillot, and Henock Trouillot. Historiographie d'Hafti. Pan American Institute of Geography and History, No. 168 (Mexico: Instituto Panamericano de Geografia e Historia, 1953).

[10]  Henock Trouillot, "Historiens qui ont surtout consulte la tradition orale: Thomas Madiou," in Historiographie d'Haïti, ed. Trouillot, Pressoir, and Trouillot, 151.

[11] Trouillot, "Historiens," in Historiographie d'Haiti, ed. Trouillot, Pressoir, and Trouillot, 151.

[12]  Leslie F. Manigat, "This Year, 2003, Is the True Bicentennial/L'année 1803 en quatre grands faits marquants: brèves réflexions historiques de circonstance d'un politologue," Haiti Democracy Project,

Pour en savoir plus sur l'impression du 29 novembre 1803, proclamation dans les journaux Britannique voir David Geggus's chapter in this volume. See also Deborah Jenson, "Dessalines's American Proclamations of the Haitian Independence," journal of Haitian Studies 15 (2009): 72-102.

[13] Manigat, "L'année 1803."

[14] "L'indépendance de St Domingue est proclamée." Manigat, "L'annee 1803."

[15]  Manigat, "L'année 1803-"

[16]  Michel Hector, "Actes de l'Indépendance," in Dictionnaire historique de la révolution haïtienne, ed. Claude Moise (Montreal: Les éditions Images/ Cidihca, 2003), 23.

Hector s'appuie sur le récit des événements de Thomas Madiou, Histoire d'Haïti (Port-au-Prince : Imprimerie Joseph Courtois, 1843), p. 15.

[17] Tiré de Claude Moise, Dictionnaire historique de la révolution haïtienne, 1789-1804 (Montreal: Les éditions lmages/Cidihca, 2003).

[18] Marcus Rainsford, An Historical Account of the Black Empire of Hayti, ed. Paul Youngquist and Gregory Pierrot (1805; repr. Durham, NC: Duke University Press, 2013).