L’histoire d’Haïti ne bégaie jamais lorsqu’il s’agit de prouver que nos Chefs d’Etat sont trop souvent prisonniers de leur entourage. S’accrochant au pouvoir politique, les chronophages et les nihilistes ont toujours maintenu le pays dans un état permanent de déréliction pour contrer l’intelligence. « On devenait président d’Haïti, par des intrigues de couloir ou le sabre. D’élections libres et populaires, il ne fut jamais question» En ce sens, ce n’est pas demain que l’avenir d’Haïti commencera à déchanter. Pour dire les choses autrement, le vote a toujours été une transaction financière et, dans certains cas, un commerce de détail.
En janvier 1911, les dilapidateurs des deniers publics qui en voulaient à l’honorabilité et à la rectitude d’Anténor Firmin l’empêchèrent de débarquer à Port-au-Prince. Mesure liberticide ambiguë pour l’administration du Président François Antoine Simon dont l’une des premières décisions a été d’inviter les exilés politiques à revenir. Sur la responsabilité directe du Président dans ce énième préjudice causé à Firmin, le débat est plus que pertinent.
Toutefois, peu de gens savent qu’au moment où le bateau de Firmin accostait à Port-au-Prince, Joseph Cadet Jérémie était le ministre des Relations Extérieures, poste qu’il avait occupé sous le gouvernement précédent de « Tonton Nord ». Il importe de rappeler l’attaque de la maison d’Anténor Firmin par les sbires du général Nord Alexis dans la ville du Cap-Haïtien, les 28 et 29 juin 1902. Le 6 septembre 1902, un évènement dans la rade des Gonaïves allait précipiter la déroute de Firmin. . La perte de l’aviso la Crête-à-Pierrot, avec l’aide du croiseur allemand le Panther, permit à l’alliance réactionnaire Boisrond Canal – Nord Alexis de maîtriser la situation navale. Du coup, la coordination entre les généraux Jean-Jumeau de l’Artibonite et Antoine Simon du Sud se retrouva entravée. Toutefois, la polémique sur l’affiliation firministe du général Simon reste ouverte.
Cependant, cette ultime ordonnance liberticide contre le retour du débat contradictoire qu’incarnait Firmin ne devrait pas pour autant occulter les réalisations du général Président. Aux manichéens qui ne chôment jamais de spéculer sur ce qu’il aurait pu accomplir s’il était parvenu au timon des affaires de. l’état. D’ailleurs, il importe d’approfondir pourquoi des lycées portent son nom et que livres, articles, colloques, conférences, etc…soient consacrés au rayonnement de la pensée firministe.
En réalité, notre objet est très loin de rédiger un panégyrique à sens unique pour des hommes qui, avant tout, n’étaient que des hommes ; en l’occurrence, des produits de leur temps et de leur milieu. Martin Luther King Jr, Gandhi et Nelson Mandela peut-être révéleront un jour d’autres facettes. Thomas Jefferson fut l’une des figures de proue de la coalition internationale contre la jeune république haïtienne. Pourtant, les premiers travaux de Charéron, initialement chargé de rédiger l’Acte de l’indépendance, avaient invoqués les principes républicains de la démocratie jeffersonienne. On se rappelle également du camouflet de Bolivar sauvé « in extremis » par le général Ignace D. Marion dans la ville des Cayes, berceau du bolivarisme. Bolivar décida de ne pas inviter Haïti au Congrès de Panama.
Toutefois, désabusez-vous de penser qu’il nous faut consulter l’opinion de la multitude et des révisionnistes pour accomplir ce devoir de mémoire. Se porter à la hauteur de cet hommage bien mérité au Général Président François Antoine Simon procède de la reconnaissance de la singularité de sa contribution à la construction de l’état moderne haïtien.
UNE ASCENSION EXEMPLAIRE
François Antoine Simon naquit aux Cayes le 10 Octobre 1843, dans le quartier de La Savane. Avant de rejoindre l'armée comme officier, il débuta sa carrière comme simple agent de police affecté à la prison municipale. Il fit ses premières armes dans les rangs des Piquets et occupa le poste de commandant du département du Sud pendant près de vingt-cinq ans, jusqu'en 1908. Qu'ont donc trouvé les chercheurs sur le rôle qu’il joua lors des événements qui marquèrent les affrontements sanglants et incendiaires en 1883 entre le Parti national et le Parti libéral sous le gouvernement de Lysius Salomon ? Peu jusqu’à date, sinon qu’il était très aimé et respecté, de son vivant, par la population. Les témoignages de ses concitadins l’ont dépeint comme un patriarche affable qui, cependant, ne tolérait pas l’oisiveté dans la Plaine-du-Fond des Cayes. D’un humour déroutant, rapporte-t-on, il lâchait laconiquement « chaque pays à son histoire d’Haïti. » Dans les beaux jours de son administration, c’est un homme d’État avisé qui brandit à un manœuvrier la compétence comme premier critère ; arguant que n’importe qui pouvait devenir Président d’Haïti, mais pas ministre. Etonnant pour un homme ayant reçu peu d’éducation formelle.
En Janvier 1908, Pierre Nord Alexis, déjà octogénaire, décida de se faire proclamer président à vie. Devant l’opposition qui s’insurgea, le vieux président fit fusiller les trois frères Massillon, Horace et Pierre-Louis Coicou et plus d’une vingtaine d’intellectuels avec la complicité de leur propre frère Jules Coicou. La révolte quoiqu’ écrasée aggrava la situation économique. Vers la fin de la même année, une famine dans le Sud provoqua des émeutes dans la Plaine-du-Fond des Cayes. Le général François Antoine Simon qui avait vieilli à la tête de sa population joua la carte de l’apaisement. Le gouvernement l’accusa de n’avoir pas sévi avec rigueur contre les fauteurs de trouble. A la nouvelle d’un bateau de guerre dépêché pour le faire prisonnier, la Plaine-du-Fond des Cayes se souleva. Alors, le général Simon, à la tête de l'Armée du Sud, marcha sur la capitale. En cours de route, le général Philippe Argant qui commandait à Jacmel fit jonction. Selon la tradition, le général Simon lui déferra la tête de l’insurrection. L’ancien commandant des Cayes déclina l’honneur et reconnut le leadership du général Simon. L’Armée du Sud, bien disciplinée et renforcée par de nouvelles troupes, rentra à Port-au-Prince sans coup férir. En apprenant la nomination du général Simon pour succéder à Pierre Nord Alexis, le 6 Décembre 1908, les caudillos du Nord qui étaient déjà aux portes de la capitale se hâtèrent vers leurs fiefs respectifs. D’ailleurs, cette pléthore d’aspirants et de prétendants alimentait déjà toutes sortes de rumeurs d'intervention des États-Unis qui anticipaient la guerre civile.
UNE BAIONNETTE ECLAIREE
Le 17 décembre 1908, François Antoine Simon prêta serment devant le Président du Sénat, le sénateur François Paulinus Paulin et installa son cabinet ministériel de six membres. A Murat Claude était confié le portefeuille des Relations Extérieures et de l’Instruction Publique. Le Ministère des Finances et du Commerce, à Edmond Héreaux tandis le général Septimus Marius était aux commandes du Département de la Guerre et de la Marine. Au ministère des Travaux Publics et de l’Agriculture, on retrouvait Louis Auguste Boisrond-Canal. Le Ministère de la Justice et des Cultes fut attribué à J.J.F. Magny et celui de l’Intérieur et de la Police à Renaud Hyppolite.
Avant tout, le général Président était arrivé à la première magistrature de l’Etat au terme d’une carrière militaire exemplaire. Ne connaissant que le métier des armes, il s’entoura d’un groupe consultatif composé d'hommes influents et instruits. Soit en tant que membres du cabinet particulier, diplomates et autres, l’intelligentsia méridionale intégra la nouvelle administration. On pourrait signaler dans l’entourage du général Président la présence de Milien Cator, Antoine Pierre-Paul, Edgar Néré Numa et Marcelin Jocelyn.
En levée de rideau, le général Président favorisa le retour des exilés politiques. Plus qu’une atmosphère de détente, cette décision créa même une certaine stabilité pendant les premières années de son administration. Parmi les idées qui obsédaient le Général Président et son entourage, figuraient la relance de la production agricole, la renaissance de l’industrie sucrière, la construction d’un réseau de chemin de fer à l'échelle nationale, l’asphaltage des rues, l’électrification et l’introduction des premiers automobiles. Il convient ici de rappeler que ces mesures s’alignaient sur une tradition méridionale de modernité que le gouvernement Domingue Rameau prônait déjà en 1874. Selon Horace Pauléus Sanon, « cette partie du pays semblait avoir pris une avance intellectuelle considérable sur le reste de la société haïtienne. »
Pour atteindre ses objectifs, le gouvernement d’Antoine Simon engagea des firmes américaines. Le fameux contrat «Mac Donald » établissait à grande échelle la production de la figue-banane et stipulait la construction d’une ligne de chemin de fer, trente-cinq ans après la première tentative du gouvernement Domingue-Rameau. Un autre contrat, la création de la Haitian American Sugar Company (HASCO) pour la production et l'exportation du sucre vers les Etats-Unis. D'autres contrats conclurent directement l’électrification et l’asphaltage des rues boueuses de la capitale, pavant ainsi la voie aux premiers automobiles en Haïti.
En février 1911, un incendie fit des ravages considérables dans la ville des Cayes. Les pertes économiques furent incommensurables. D’aucuns accusèrent d'abord les ennemis du gouvernement qui avaient infiltré la ville, d’autres acceptèrent la thèse d’un probable accident. Des familles entières durent emménager, en banlieue, dans leurs maisons de campagne.
Pendant ce temps, malgré les résultats probants de la modernisation, la mise en œuvre des contrats au profit d'intérêts étrangers ainsi que le déplacement de populations de petits agriculteurs en plusieurs points du pays alimentèrent le mécontentement général. Un peu partout, les professionnels de l’agitation permanente provoquèrent des troubles et des révoltes armées éclatèrent. Exploitant une insurrection des cacos dans le Nord en Juin 1911, Cincinnatus Leconte, ancien ministre des Travaux Publics sous la présidence de Tirésias Simon Sam et ancien « consolidard », échoua dans une première tentative de coup d’Etat. Il importe de rappeler qu’à la chute de Pierre Nord Alexis, Leconte ne put revenir au pays et recouvrer ses droits qu'après avoir dédommagé l'État haïtien tel que l'exigeait le Général Président Antoine Simon.
Dans l’intervalle, l’effet néfaste de certains contrats rédigés à la hâte, selon certains intellectuels, raviva l’ardeur de l’opposition politicienne et renforça sa détermination à replonger le pays dans le chaos. Au début du mois d’aout 1911, Port -au-Prince tomba entre les mains des cacos de Cincinnatus Leconte. Le 2 Août, le Général Président partit pour l'exil. La présidence de François Antoine Simon avait duré à peu près trois ans. Il importe de souligner que Cincinnatus Leconte accepta l’offre d’armes et de munitions du président dominicain Eladio Victoria y Victoria ; offre refusée par Anténor Firmin, alors ministre d’Haïti à Londres. Le 8 août 1911, les troupes cacos de Leconte, accompagnées d’une centaine de soldats dominicains rentrèrent à la capitale. Ce comportement, désarçonnant pour un petit-fils de Jean-Jacques Dessalines, fut un hommage à la schizophrénie qui rendit blême voire même terne Jean-Pierre Boyer et Philippe Guerrier. Boyer capitula lâchement devant le braquage du Baron de Mackau tandis que Guerrier, vétéran blessé à Vertières, invita la France à reprendre son ancienne colonie au lieu de la laisser entre les mains des mulâtres. « Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».
Le 12 août, l’ultime tentative de Firmin de débarquer se solda par le refus de Jean-Jacques Dessalines Michel Cincinnatus Leconte, chef du nouveau gouvernement provisoire. Deux jours après, soit le 14 août, Leconte fut confirmé comme président. Un mois plus tard, Firmin mourut de chagrin le 19 septembre à Saint Thomas, à l’âge de 60 ans.
CONCLUSION
Dans la ville des Cayes dévastée par les flammes cinq mois auparavant, le renversement du Président François Antoine Simon entraîna des conséquences désastreuses. Beaucoup de cadres et fonctionnaires qui avaient rejoint son administration à la capitale furent contraints à l'exil. Comme à la chute du gouvernement Domingue-Rameau, les partisans et sympathisants furent obligés d’abandonner leurs maisons de ville et se réfugier sur leurs propriétés de campagne pour survivre. Certaines familles, déjà séparées par les obligations qui retenaient les pères à Port-au-Prince, furent disloquées au point où des enfants abandonnèrent leurs études.
Toutefois, la mesure de l’administration Simon en faveur du retour des exilés politiques fut dans l’histoire d’Haïti un geste fédérateur sans précèdent. Etonnant pour un homme qui n’était avant tout qu’un soldat. Trop courte, la présidence de François Antoine Simon fut une rupture, trop brève, avec le recul permanent. Fracture du « temps des baïonnettes », le Général Président lança l’ultime tentative haïtienne de modernisation du pays avant l’occupation américaine. En arrivant au pouvoir en 1908, le Président François Antoine Simon prôna le développement économique, attira les investissements étrangers et affirma l’esprit d’innovation comme des choix cruciaux pour un changement de paradigmes.