Je ne me rappelle pas la première fois que j’ai entendu le mot vyen-vyen. Peut-être à la lueur d’une lampe à kérosène, un long soir d’été, dans la bouche d’une vieille servante qui me racontait des histoires à me faire frissonner de peur et de plaisir.

Je ne me rappelle pas la première fois que j’ai entendu le mot vyen-vyen. Peut-être à la lueur d’une lampe à kérosène, un long soir d’été, dans la bouche d’une vieille servante qui me racontait des histoires à me faire frissonner de peur et de plaisir. Peut-être. Mais dès la première fois où je l’ai entendu, ce mot m’a touché. Vyen-vyen… Ils sont des esprits… les esprits des Taïnos qui les premiers ont habité cette terre. Ils avaient fui les chevaux et les épées des « conquérants » Espagnols. Des hommes et des femmes rebelles qui n’avaient pas eu confiance. Qui ont échappé à l’esclavage et au génocide par ces hommes à la peau blanche venus les asservir et ravir leur or, au nom de la croix du Christ. Ils sont partis loin au fond des montagnes chercher la paix que les étrangers venus sur d’immenses huttes flottantes avaient troublée. Ils sont des indiens… Ils sont là, dans le ventre de nos montagnes, là où ils ont pris refuge. Dans le cœur secret de leurs caciquats. Ils vivent dans notre imagination et dans nos rêves. On n’en parle pas beaucoup ici. Peut-être qu’on les connait mieux dans le fin fond du pays, là où il y a les énormes grottes. Peut-être que quelques illuminés ont entendu parler des vyen-vyen. Ou encore quelques scientifiques, anthropologues ou archéologues, ces bienheureux qui fouillent le passé pour trouver des traces de ce que nous fûmes. Les gens sensés disent que c’est des histoires à faire dormir les enfants. Les gens d’église croient que toutes ces histoires d’indiens, de vyen vyen, de nègres marrons, de vodou et d’héritage sont des manifestations fascinantes du malin et qu’il faut s’en méfier systématiquement. Certains en parlent avec un petit sourire au coin des lèvres, comme pour dire sans dire. Il y en a qui prétendent savoir qui sont les vyen vyen, ceux-là auraient des connaissances mystiques. C’est de la vantardise dans la plupart des cas. 

Le vyen vyen se manifeste quand il veut, au moment où l’on s’y attend le moins. J’ai trouvé une fois dans le courrier de mon bureau un carton publicitaire pour l’exposition des dernières œuvres peintre haïtien renommé. L’expo se passait à New York. Et la photo sous l’invitation représentait… un vyen-vyen, la peau vert pâle ponctuée de grandes taches rondes et mauve, et des bois sortant du front, comme un renne ou un caribou, des animaux que je n’ai encore jamais vus en chair et en os. Quand on regardait la photo de l’invitation la première fois, on croirait voir un arbre humain. Ce peintre y croyait-il aussi ? Les avait-il vus ? D’où lui est venue cette fascination pour les vyen vyen ? J’ai gardé ce carton d’invitation au moins une dizaine d’années, puis je l’ai perdu au cours d’un déménagement. Plus rien, j’avais perdu mon vyen vyen.  Jusqu'à ce séjour à Gokal, dans le nord-ouest du pays, au plus profond des terres, où je suis tombée sur Godson. Lui, il connait les vyen-vyen.
Je travaillais comme interprète pour un groupe de scientifiques nord-américains, des spéléologues venus aider à explorer, étudier et cartographier quelques cavités souterraines du pays. Ils travaillaient de concert avec des spécialistes locaux.

 

Je traduisais leurs échanges et découvrais avec toute l’équipe des grottes merveilleuses, des espaces qu’il est difficile de décrire avec des mots tant le spectacle qu’ils offrent est inimaginable. Ces stalactites et ces stalagmites aux couleurs nuancées, des gouttes d’eau géantes figées dans un temps infini qui donne le vertige. Et les bruits de l’eau dans l’intimité de la pierre profonde. Des véritables cathédrales souterraines. La nature au plus secret, dans ses crevasses les plus intimes. Notre mission semblait une chose sacrée. A part le coté scientifique et technique des recherches, l’exploration des grottes tenait du contemplatif et de l’absolu.

Godson aidait à porter les sacs et les équipements mais il était surtout notre guide. Un enfant du pays qui connaissait l’emplacement des grottes. Un jeune gars vigoureux, le sourire en maraude. Il était une sorte de grimaud, un noir à la peau claire. Il avait sur sa joue droite une petite tache pourpre, ce qu’on appelle une envie et qui allait se perdre dans sa barbe clairsemée. Il se faisait un peu d’argent, une aubaine pendant ses vacances d’été. On est devenu des amis dès le premier jour. La mission devait durer une semaine. Le soir, quand l’équipe garait les deux Jeep poussiéreuses à l’auberge de la sortie du village et que les membres de la mission rentraient se coucher après avoir dîné, nous restions à bavarder sur la petite place ou devant l’église. Godson parlait beaucoup et de tout. Moi je l’écoutais, des fois sans trop lui prêter d’attention. Après nos longues journées de trekking, mon corps et mon esprit fonctionnaient en mode ralenti. Mais je tenais le coup. Et puis le quatrième soir, il m’a parlé des vyen vyen. Comme ça.  Il m’a dit qu’il en avait déjà vu, les soirs sans lune. 

Nous avions visité notre seconde grotte ce matin là. Ils viennent parfois dans cette grotte, me dit Godson. Ils ? Lui demandai-je en levant un sourcil. Oui, eux. Ils entrent et sortent de la caverne par une autre bouche que personne d’autre ne connait. Une bouche qui se ferme quand un intrus prend le risque de s’y aventurer. 

Si tu veux, je t’emmènerai voir les vyen vyen, ajouta Godson. C’est la bonne époque pour les voir. Mais nous devrons y aller seuls, toi et moi. Pourquoi pas toute l’équipe ? Lui demandai-je. Bah ! Tu sais, les scientifiques… ils n’y croiraient pas, ils diraient que je raconte des histoires à faire dormir les enfants. Mais toi, je sais que tu me crois… je l’ai senti dès que je t’ai vue… tu sais qu’ils existent. Si tu veux voir un vyen vyen, il faut que tu y croies…

Voilà, il m’avait sentie, il avait flairé ma petite obsession et il savait que je ne pourrais résister à son invitation. J’ai fini par me laisser tenter. La drôle d’aventure. J’avais envie d’évasion, de me perdre dans l’inconnu pour un moment. Godson m’inspirait confiance. Nous avons fixé notre escapade au surlendemain soir. Et entretemps, pas un mot aux autres, me recommanda Godson. Il me regardait en caressant de son index la tâche pourpre sur sa joue et en souriant toujours.

Godson m’a attendue sur sa moto à quelques mètres de l’auberge. J’ai pris deux lampes et des cordages, juste au cas. Godson m’a dit que nous n’en aurions pas besoin. Je les ai laissés dans une grosse touffe d’agaves afin de les prendre au retour de notre escapade. Si nous en revenions. J’étais folle de suivre ce jeune homme, à l’insu du reste du groupe. Il m’a semblé que la tache sur sa joue brillait parfois, mais la ballade à moto et l’air vif de la nuit saisissaient mes yeux qui larmoyaient par moments, je voyais briller pas mal de choses dans la nuit.  

Une brise forte se leva. Le froissement des feuilles courut comme un long frisson. La végétation siffla sous le vent qui se mit à ébouriffer le plateau. Un lieu d’une sauvage beauté, seul, solitaire, sans repères, sans longitude. Un lieu qu’on trouve à partir de la position du soleil ou de la lune et dont on sort en suivant le vol des oiseaux. Quelques maisonnettes se fondent dans le flanc des mornes gris, là où le regard faiblit. La pluie est rare dans cet endroit.

 Tu vois ce mapou ? Il est plusieurs fois centenaire. Et cette nuit il sera au centre du monde. Nous étions à une vingtaine de mètres de l’arbre immense, assis sur la moto.  Je pouvais seulement deviner les formes autour de moi, la nuit n’était éclairée que par la lueur des étoiles. Godson avait contourné le morne avec sa moto et il attendait maintenant, devant le mapou, ses feux éteints. Nous avions roulé une trentaine de minutes à travers le plateau avant d’arriver ici. Le vent souffla plus fort. C’est Loko qui s’en vient, me dit-il. Le magicien, le guérisseur, le maitre de la connaissance. Il est dans le vent. Il est le vent. Les indiens vénéraient Loko et sa femme Ayizan, celle qui délimite l’espace. Comment tu le sais ? lui dis-je. C’est eux qui nous l’ont dit, ça fait très très longtemps. Ils ont partagé la terre avec nous autres qui arrivions de si loin, leurs semblables dans le malheur. C’est grâce à leurs esprits et leur médecine que ceux venus d’Afrique ont pu survivre dans le marronnage. Parce qu’ils savent que nous sommes tous des enfants de Yèwe, la Mère universelle, celle qui demeure au-dessus de l’eau.  Quels mots étranges me disait Godson ; mais il n’y avait pas d’autre lieu pour les dire. Nous étions en symbiose avec la nuit. Hmm… Tiens, prend. Fais comme moi. Godson mit dans ma main des feuilles fraiches en me demandant de les mâcher. Il en avait déjà mis dans sa bouche à lui. Ils vont sortir et Loko va descendre dans le mapou, dans l’axe du monde.  Ces trois feuilles et leur sève, c’est pour t’ouvrir les yeux, pour que tu voies dans l’obscurité. N’aie pas peur. Non je n’avais pas peur. J’irais jusqu’au bout de la nuit et de ses territoires.  

Qui sont les vyen vyen ? J’ai posé la question à Godson mais je savais que je ne croirais pas à sa réponse. Les doutes me tenaillaient, questionnaient ma rationalité et ma présence avec ce jeune quasi inconnu. Ces hommes, ces femmes et ces enfants descendent des Indiens et d’autre chose, me répondit-il tout naturellement. Pendant la journée ils ont l’apparence humaine, les yeux bridés et le faciès des Indiens.  Mais au mitan de la nuit des taches de lumière s’allument sur leur peau, des cornes leur poussent sur la tête. Ils ont fui les Espagnols et se sont réfugiés dans ce coin de l’île où ils ont rencontré une race homme-animal-lumière avec laquelle ils ont cohabité. Les vyen-vyen sont les descendants de ce mélange.

Je gardais dans la bouche le goût amer des feuilles. Ma tête se relâchait. Mes yeux s’habituaient à l’obscurité. Je distinguais les arbres, les minuscules feuilles du mapou immense se mirent à briller. Je perçus un bruit, une sorte de chuintement, doux et intermittent, comme un hochet que l’on remue… Tu entends les kwa-kwa ? Me demanda Godson prévoyant ma question. C’était donc cela ce bruit. Tout le plateau résonnait de ce son râpeux et doux qui semblait annoncer quelque chose, un instant de la nuit. Les Tainos se servaient des kwa-kwa dans les cérémonies de nuit, me dit Godson. Mais qui les fait jouer les kwa-kwa que j’entends dans le vent? C’est Loko… il étend sa présence avec la musique de cet objet sacré. Les voilà !   Une lumière sortait de la base du morne, une bouche s’ouvrait, une caverne prenait vie.

J’avais sous les yeux un spectacle inouï. Des hommes et des femmes aux corps ponctués de taches de lumière sortaient de la terre même, leurs têtes coiffées d’une excroissance, comme les bois des caribous… comme dans la photo de l’artiste ! La photo sur le carton d’invitation. Il était donc venu ici, l’artiste. Il les avais vus. Tu rêves, voilà je suis en train de rêver. Et Godson a pris ma main dans le rêve et m’a emmenée sous le mapou, rejoindre les vyen vyen. La tache pourpre sur sa joue brillait, ses dents mouillées brillaient. Ils étaient aussi grands que nous, le visage allongé et de grands yeux bridés. J’ai surement rêvé que le regard des vyen vyen me traversait de part en part et m’instruisait d’une histoire enfouie au plus profond de cette terre. Il y avait des aliments et de l’eau dans des moitiés de calebasses, au pied du mapou. Nous avons mangé et dansé. J’ai perdu la notion du temps. 
Le réveil a sonné à l’aube. La mission se terminerait bientôt. J’avais l’impression d’être arrivée ici depuis si longtemps. J’ai laissé mon lit, le corps douloureux. Rouler à moto dans les mornes ou dans les crevasses du plateau peut vous casser les reins. Qu’est ce qui s’était passé pendant la nuit ? Je n’osais pas encore y penser, réaligner les moments de la nuit, faire marche arrière sur les images incroyables. Mais il n’y avait aucun doute dans ma tête, et les raideurs dans mes muscles étaient là pour me le rappeler. Je n’avais pas rêvé d’une escapade à moto avec Godson où j’avais vu des vyen vyen, où j’étais entrée dans leur lumière.
En me ramenant à l’auberge, Godson m’avait recommandé de ne parler à personne de ce que je venais de vivre. Il avait l’air sérieux. C’est pour eux, pour leur survie… Si le vyen-vyen veut il se manifeste à toi. S’il ne veut pas tu ne le vois pas. Ils vivent dans des réseaux de grottes et sortent à des périodes précises pour des rituels. Godson hésita avant d’ajouter. Une fois, j’ai conduit un couple là-bas. Malgré mes recommandations précises, ils ont amené une caméra et ont voulu faire des photos. Quand le flash est parti l’homme qui tenait la caméra a été foudroyé. Le noir est revenu, lampes de poches, téléphones portables, aucune lumière ne s’allumait. Le moteur de la voiture était mort. Nous avons dû attendre l’aube pour retrouver notre route. Ce couple est revenu plus tard dans la journée mais il n’y avait plus de bouche de grotte ni de mapou, ils ont tourné en rond sur le plateau. Et les vyen vyen ? Que sont-ils devenus ?  Demandai-je, soudain anxieuse. Ils ont disparu pendant dix ans… 
 

Je me brossais les dents devant le miroir au-dessus du lavabo. Sous la bretelle de mon corsage, au creux de mon épaule, il y avait une tache pourpre. J’ai rejoint les autres au petit déjeuner et je me suis étonnée de ne pas trouver Godson qui prenait toujours ce repas avec nous. On m’apprit qu’il était parti et qu’un autre gars allait le remplacer pendant les deux jours qui restaient. On me dit qu’il ne faisait que passer dans la région et qu’il n’était pas du coin. 

Je suis demeurée perplexe un moment et j’ai repensé à la phrase de Godson  « Tu as touché un vyen vyen, ta vie en sera transformée. » Qu’est ce qui pourrait bien changer dans ma vie ? Je ne peux que continuer à me battre pour vivre. Je crois seulement que qui que nous soyions, en quelque lieu que nous vivions, tant que nous garderons une tache de lumière dans le secret de notre peau, nos vyen vyen continueront de vivre en nous, libres, intacts et intouchés.