Haïti souffre de maux divers et graves qui, s’ils ne sont pas pris en compte, risquent de nous conduire au suicide. Je dis bien suicide, car la plupart des maux du pays sont endogènes, en d’autres termes, ils ont pris naissance à partir de nos faiblesses, nos incompréhensions, nos complexes et préjugés.
Haïti souffre de maux divers et graves qui, s’ils ne sont pas pris en compte, risquent de nous conduire au suicide. Je dis bien suicide, car la plupart des maux du pays sont endogènes, en d’autres termes, ils ont pris naissance à partir de nos faiblesses, nos incompréhensions, nos complexes et préjugés. Trop longtemps enfouies dans notre subconscient et nourries par nos intérêts partisans, ces imperfections sont de vrais écueils sur la voie de la mise en commun, si indispensable à l’équilibre voire à l’existence d’une société. Heureusement qu’aucun mal sociétal n’est incurable, moyennant que les âmes atteintes en soient conscientes et décident d’agir en conséquence par une cure d’introspection.
Le mal haïtien est si profond et si préjudiciable au pays que des experts, en analysant notre situation actuelle, nous comparent à un pays ayant passé des décennies à faire la guerre. Or, notre dernière guerre date de plus de deux cents ans. L’Haïtien est donc tellement belliqueux, qu’à défaut de trouver un adversaire de combat à sa mesure, il se met en guerre contre lui-même ou contre les siens. De ce fait, au lieu de chercher les points communs qui nous unissent et font notre force, on s’ingénie à chercher et à mettre en évidence nos points de divergence et à nous classer suivant des valeurs chimériques et anodines.
Ainsi chez nous, on est beau ou laid, noir ou mulâtre, riche ou pauvre, bien portant ou handicapé, de la ville ou de la campagne, ignorant ou instruit, protestant ou vodouisant, catholique ou païen, de droite ou de gauche, hétérosexuel ou homosexuel, etc. Et, une fois ton groupe identifié, ta place dans le corps social est toute trouvée et tu auras en conséquence le traitement lié à ton rang. Voilà comment nous avons perdu le sens de l’unité dans la diversité que nous avons hérité des héros de Vertières pour nous retrouver aujourd’hui dispersés comme une armée en déroute.
Une société se construit sur la base d’une homogénéité culturelle, une homogénéité au niveau des droits, des devoirs et des objectifs à atteindre. Nonobstant les différences de couleurs, de classes sociales, de croyances religieuses, d’appartenances politiques ou d’orientations sexuelles, une nation doit être construite autour d’un élément unificateur, un dénominateur commun sur lequel personne ne peut transiger. Le cloisonnement étanche de la société haïtienne d’aujourd’hui, qui enferme chaque catégorie sociale dans l’isolationnisme et le mutisme, est l’une des principales causes de l’inégalité, de la pauvreté et du sous-développement chronique du pays.
Le vent des préjugés négatifs et de la discrimination souffle tellement fort en Haïti qu’il serait difficile pour un Haïtien de pure souche de ne pas subir, même une fois dans sa vie, les effets déstabilisants de ces deux phénomènes. Originaire de la ville des Cayes, je suis né et j’ai grandi à la rue Général Marion à proximité de l’école des Sœurs de l’Immaculée Conception. Cette rue que j’habitais a la caractéristique particulière d’être parallèle à un canal d’évacuation d’eau. Ce canal sépare les habitants du quartier de part et d’autre de la rue. Ce qui fait que ma famille et mes voisins latéraux, pour se rendre dans la rue, devaient traverser des ponts jetés sur ledit canal. Eh bien, figurez-vous qu’à cause de cette frontière que constituait le canal, les voisins d’en face s’amusaient à appeler ceux qui habitaient de l’autre côté, les Dominicains.
Au début, ça avait l’air de plaisanteries entre adolescents. Mais au fil des jours, les plaisanteries se durcissaient jusqu’à devenir des stigmatisations assez offensantes surtout pour mes voisins latéraux, car la plupart d’entre eux étaient de conditions modestes. Les enfants demi-nus ou portant des vêtements troués qui traversaient le pont pour venir jouer dans la rue étaient chahutés et même conspués. On entendait des trucs du genre : « Hey Dominicains, retournez chez vous ». Parfois, ces propos sont accompagnés de jets de cailloux vers les indexés pour les intimider davantage.
Le plus ironique dans ces histoires, c’est que les gens qui prononçaient ces paroles et jetaient ces pierres parlaient la même langue et avaient la même couleur de peau que ceux qu’ils stigmatisaient. Cependant, ma famille et moi, quoique certaines fois très remontés contre des propos désobligeants des voisins d’en face, ne nous sommes jamais sentis atteints par leurs injures. Il n’y avait vraiment pas matière à cela, car, à tous les niveaux, on tenait la concurrence. On fréquentait les mêmes écoles, on se recréait dans les mêmes activités et on n’avait pas la langue dans les poches. De par notre attitude, on forçait le respect de ceux d’en face qui sont devenus nos amis. Et ainsi, l’épithète ʺDominicainʺ est sortie peu à peu de leur vocabulaire.
Tout cela pour dire que c’est par l’éducation, la formation et la bonne communication qu’on terrassera les stéréotypes qui minent le pays. Quand les gens des villes ne communiquent pas avec ceux du pays en dehors, quand la minorité riche tourne le dos à la majorité pauvre, quand les dirigeants ignorent la réalité des dirigés, quand la différence de religion et de croyance oppose radicalement les citoyens, quand l’analphabète et l’handicapé sont méprisés et laissés pour compte, quand l’Haïtien devient le bourreau impitoyable de son propre frère, c’est le tissu social qui s’étire jusqu’à la déchirure.
Le peuple qui a conçu et réalisé l’épopée de 1804, en s’unissant comme les doigts d’une seule main, mérite beaucoup mieux que cette posture de laquais que nous arborons à présent à la face du monde. Revigorons-nous des exploits de Vertières et de la Crête-à-Pierrot afin de bannir nos préjugés et de nous hisser à la hauteur de nos patriarches de l’indépendance.