Il est dans l’histoire des peuples des dates dont on préserve la mémoire et qui inspirent chaque année une réflexion différente. Dates de victoires décisives comme Vertières, de catastrophes comme Waterloo, de tournants historiques comme le Bois Caïman. Le 18 mai 1803, jour où Catherine Flon a cousu à l’Arcahaie le premier drapeau haïtien, est une de ces dates. Des factions de l’armée indigène avaient déjà un drapeau noir et rouge, mais Dessalines voulait d’un autre qui symboliserait l’union de tous les fils de la patrie. La petite histoire raconte que n’ayant pas de fil à sa disposition, Catherine Flon utilisa ses propres cheveux pour exécuter la commande.
Il est dans l’histoire des peuples des dates dont on préserve la mémoire et qui inspirent chaque année une réflexion différente. Dates de victoires décisives comme Vertières, de catastrophes comme Waterloo, de tournants historiques comme le Bois Caïman. Le 18 mai 1803, jour où Catherine Flon a cousu à l’Arcahaie le premier drapeau haïtien, est une de ces dates. Des factions de l’armée indigène avaient déjà un drapeau noir et rouge, mais Dessalines voulait d’un autre qui symboliserait l’union de tous les fils de la patrie. La petite histoire raconte que n’ayant pas de fil à sa disposition, Catherine Flon utilisa ses propres cheveux pour exécuter la commande.
Dans la vie des êtres humains, il y a aussi certaines dates qui ramènent régulièrement un lot de souvenirs heureux ou douloureux. Et quand elles coïncident avec des événements historiques, elles finissent souvent par perdre leur caractère individuel pour se fondre dans ces événements. Tel le geste frondeur, aujourd’hui oublié, posé le 18 mai 1964 devant un François Duvalier redouté de tous par Marie-Claude Argant, étudiante de première année à la Faculté de droit.
Par un de ces hasards qu’André Breton qualifie d’objectifs, je me suis retrouvé récemment en sa compagnie et elle m’a confirmé les faits que je connaissais par ouï-dire. Mon vieil ami Fritz Fougy, alors sous-lieutenant au Corps d’aviation et camarade de promotion de Marie-Claude, me dit l’avoir regardée, éberlué, franchir les marches de l’estrade : « Elle n’en sortira pas vivante », s’est-il dit en tremblotant. Après ce geste héroïque, Marie-Claude est partie pour l’étranger.
Quatre années durant, elle a vécu dans l’angoisse et l’horreur le souvenir de cette journée terrible. Elle est aujourd’hui mariée, mère de famille, psychologue-psychanalyste et parle avec une surprenante sérénité de cet épisode où elle aurait pu facilement laisser sa peau.
18 mai 1964. Cela fait trois ans que Duvalier s’est fait réélire pour un nouveau mandat durant des élections législatives où le siège de président n’était pas en jeu. C’est seulement à l’ouverture des bureaux de vote qu’on découvrit que les bulletins portaient la mention « François Duvalier réélu pour six ans ». La campagne de terreur qui devait mener à la présidence à vie avait commencé.
La Semaine de l’université, dont la fête du drapeau est le moment fort, était en 1964 l’occasion idéale pour lancer une vaste opération de propagande combinant : le lancement imminent du drapeau rouge et noir pour bousculer les tièdes et entretenir l’instinct guerrier des « hordes duvaliéristes »; l’envoi de messages clairs à l’opposition étrangère un an après la diffusion du communiqué déclarant l’ambassadeur américain Raymond L. Thurston persona non grata et son expulsion d’Haïti.
Dans l’affrontement de type Goliath et David qui s’annonce, il y a, d’un côté, un dictateur intraitable échafaudant les plans d’un défilé colossal pour le 18 mai et, de l’autre côté, cette étudiante plongée dans un véritable drame cornélien. Privée de tout moyen de défense, elle aussi rêve d’un coup d’éclat pour retrouver son ami emprisonné durant une rafle réalisée à l’aéroport de Port-au-Prince où il accompagnait une amie partant pour l’étranger. Marie-Claude devra miser sur des armes qui font tous les jours la preuve de leur inefficacité : la persuasion, le tact, le sentiment, la détermination. Et surtout sur une forme de courage poussée jusqu’à la limite de la raison.
Depuis la disparition de cet ami, les rumeurs les plus farfelues circulent à son sujet. Désespérée, Marie-Claude décide de s’en remettre directement au verdict de celui qui s’appelle « Le Chef Suprême ». Mais que faire pour cela et comment le faire? Vous imaginez ses nuits d’angoisse, de pleurs, de cauchemars?… Et vint ce 18 mai 1964. Au cœur du temps des flamboyants pour parodier René Depestre!
Comme à l’accoutumée, Duvalier mobilise cette année ses milliers de partisans, vrais ou prétendus, pour la célébration d’une fête nationale boudée par toutes les couches de l’opposition. Après le traditionnel Te Deum, les participants se réunissent sur la pelouse du Palais national sous le regard insondable du dictateur de blanc vêtu. Au milieu d’eux, Marie-Claude Argant qui attend le moment propice pour mettre à exécution un plan de rencontre avec le Chef Suprême.
La manifestation se déroule comme prévu, dans l’ordre et la discipline. Soudain, Marie Claude aperçoit au loin une fille qui, bouquet de fleurs en main, s’avance vers les marches menant au parvis où se trouvent le président, sa femme, les officiels et une impressionnante escorte. C’est le feu vert lui permettant de traverser la pelouse, de prendre l’escalier en ayant l’air d’accomplir une mission semblable à celle de la fille au bouquet. Avec la fougue de sa jeunesse, sa détermination à réussir, elle fend la foule, traverse la pelouse, le cœur battant la chamade, pleinement consciente des risques du moment. Mais qu’importe. La juriste en herbe estime que « justice doit être rendue, même au péril de son être ». Il faut absolument tenter de sauver ne serait-ce qu’une vie innocente ou, au pire, découvrir la vérité.
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Dans le temps de le dire, elle est déjà proche du Chef, avançant la tête droite pour ne pas voir les deux rangées de soldats campés de chaque côté des marches, armes en main, prêts à agir au moindre signe. Elle craint surtout d’être « tétanisée par ces regards sombres et ces armes meurtrières ». Son but : parler de vive voix à François Duvalier. C’est donc uniquement sur lui qu’elle fixe les yeux dès le moment où elle quitte son groupe placé près de la clôture du Palais. Déjà, elle est en face de lui et engage la conversation. Les gardes du corps en particulier, le redouté Gracia Jacques, demandent à haute voix ce que veut bien cette fille. Ils demandent même ouvertement de la sortir de là, de la descendre, avec tout ce que cela implique.
À plusieurs reprises une voix avertit : « Excellence, la parade va commencer », mais le président continue d’écouter sans aucun mouvement d’impatience, s’opposant même à son entourage et martelant de sa voix nasillarde : « Mais, laissez-la parler!» La conversation se déroule plus ou moins comme suit :
- Excellence, au nom de tous les étudiants ici présents, je vous supplie de faire relâcher un ami très cher dont je suis sans nouvelles depuis son arrestation le 26 avril dernier. Je vous assure qu’il est innocent et m’en porte même garante. C’est en mon nom propre et en celui des étudiants devant vous que je vous demande de le libérer.
- Comme s’appelle ce jeune homme?
- Lionel Bance, Excellence.
Marie-Claude fait une pause, se retourne vers moi et ajoute : « Eddy, le mec était terrible! Il était au courant de tout. »
Duvalier continue calmement :
- Mais, j’ai déjà ordonné de le libérer.
- Non, Monsieur le Président, on a en effet relâché un Bance, il y a une semaine, ce n’est pas lui. C’est son frère aîné arrêté par un militaire à qui il s’était adressé pour savoir où était son jeune frère.
- Bien, allez voir le ministre de l’Éducation nationale de ma part pour qu’il s’occupe personnellement du cas.
- Mais vous savez, Excellence, le ministre ne me connaît pas et il ne va jamais me recevoir…
- Non, non, le ministre Viau est mon disciple. Il va bien s’en occuper.
Devant l’insistance de l’étudiante, les gardes du corps font de nouveau mine d’intervenir et le président les en empêche :
- Mais laissez-la parler!
- Excellence, vous savez que les ministres sont très occupés et qu’ils n’ont pas de temps pour une jeune fille comme moi. Je ne le verrai
jamais.
Le président touche de la main son voisin de droite en disant : « Viau, cette étudiante va aller vous voir. Vous ferez le nécessaire. »
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Se tournant vers le ministre, elle dit :
- Monsieur le ministre je suis Marie-Claude Argant et j’aimerais que vous vous engagiez devant le président à me recevoir.
- Venez me voir lundi à mon ministère vers 9 heures. De quoi s’agit-il? »
- Il s’agit d’un ami étudiant arrêté le mois dernier et dont nous sommes sans nouvelles… Mais je ne sais pas où est votre ministère.
Le rendez-vous est pris sur-le-champ. Après avoir remercié le président et son « disciple », la jeune fille repart, morte de peur, contourne le groupe de la Faculté et rentre directement à la maison.
Commence alors un autre drame tout aussi terrifiant. La prochaine étape que Mathilde (Mato) Numa, qui assiste à notre entrevue, qualifie de « couloir de la mort ». Il faut maintenant affronter les milliers de témoins de ce fait insolite et surtout les réactions de tous ceux et celles que cette intervention dérange. Des nuits entières, cette jeune téméraire rumine dans l’angoisse les plans de la rencontre avec le ministre. Comment réagir? Que demander dans les limites de la raison et quoi ne pas faire pour ne pas envenimer les choses? Surtout, il ne faut rien confier à personne, pas même aux parents. Le matin du rendez-vous, elle parle à une seule personne, son jeune frère Jean-Robert (Jobeet) à qui elle dit : « Si je ne reviens pas, tu diras où j’étais».
En dépit de la parole donnée devant le président, le rendez-vous n’a pas lieu au jour dit. Un employé du ministère lui suggère d’arriver tôt en revenant, de passer par la cour et d’attendre sur le balcon arrière. Chose faite. Le disciple fait semblant de ne pas la voir, mais elle lui force la main en l’attrapant par son veston. Il finit par la recevoir et lui fait cette déconcertante demi-confession : « On a fait à Port-au-Prince toutes les recherches qu’il fallait. On n’a rien trouvé. On est en train maintenant de fouiller les provinces. Dès qu’on trouve un indice quelque part, on communique avec vous. »
Quatre années durant, elle a dormi en pensant qu’un jour Lionel referait surface avec bien d’autres disparus. Jamais. Elle est alors partie pour la Belgique où elle a étudié autre chose et fait sa vie…
Dans la jeunesse de l’époque, le nom de « La petite Argant » et sa fine silhouette quittant la pelouse du Palais national pour s’élancer vers la tribune du dictateur fut pendant plusieurs années un motif d’admiration, d’inspiration et d’encouragement à la résistance. En écoutant, muet d’admiration, le témoignage qu’elle me fait, à la manière de La Passionaria racontant ses souvenirs de la guerre civile espagnole, il me vient à l’esprit une scène qui m’avait alors profondément ému.
J’étais au Rex Théâtre un soir de semaine où la jeunesse contestataire semblait s’être donné rendez-vous pour voir Vanina Vanini. Un film révolutionnaire inspiré d’une nouvelle de Stendhal racontant l’histoire d’une princesse italienne du 19esiècle amoureuse d’un « carbonaro » échappé d’une prison italienne. J’avais alors assez
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perdu de la fraîcheur de mes années de lycée pour ne pas m’enthousiasmer outre mesure dans des lieux publics. Mais ce soir-là je ne pus me retenir. Au cours d’une discussion orageuse où l’un des jeunes italiens du film s’écriait : « On peut nous tuer. On peut nous torturer. Mais on ne peut pas nous censurer », quelqu’un de l’assistance lança une comparaison qui fit vibrer toute la section où j’étais assis : « Mais c’est la petite Argant! »
Je crois avoir applaudi moi aussi. Sinon, j’aurais dû! La petite Argant le méritait. Elle le méritait pour le courage et la détermination dont elle a fait preuve face à l’attirail de guerre que le Chef Suprême déployait ce jour là. En cette même journée du 18 mai où l’on célèbre la mémoire de Catherine Flon, Marie-Claude Argant a droit à une affectueuse pensée de la part de tous les Haïtiens et Haïtiennes qui militent pour le développement économique d’Haïti, ainsi que la protection des prisonniers d’opinion, la promotion des libertés civiles et de l’État de droit en général.
ADDENDUM
Ottawa, le 13 mai 2020
Une vingtaine d’années plus tard, dans les années 1980, je devais vivre une scène déconcertante au Ciné Impérial de Delmas. C’était un mercredi des cendres et je repartais pour le Canada le lendemain. N’ayant jamais vu le film de Costa Grava Il pleut sur Santiago, j’avais réservé cette soirée pour aller le voir. N’ayant trouvé personne pour m’accompagner, j’y étais allé seul et je m’étais confortablement installé dans une des dernières rangées de la salle à demi vide. J’étais à mille lieux de penser que j’étais dans une salle de partisans farouches de la dictature quand soudain…
Soudain, on assiste à une scène terrible. La caméra est en train de suivre une patrouille de l’Armée quand elle arrive à une intersection presque déserte. Là on voit une poignée de militants de gauche, sceaux de peinture et pinceaux en main, en train de couvrir un mur de graffitis hostiles au régime de Pinochet. Sans sommation ni le moindre avertissement, la patrouille déverse sur eux une pluie de cartouches, les fauchant irrémédiablement. Dans la salle, qui me paraissait jusque-là réservée et ouverte aux idéaux de justice et de démocratie, c’est un tonnerre d’applaudissements qui fait écho à la rafale de mitrailleuse des « milicos ». Je suis horrifié. Jamais je n’aurais pensé qu’en moins de 20 ans, le public qui avait applaudi à tout rompre aux dialogues de Vanina Vanini se serait converti en une bande de voyous assoiffés de sang et de partisans aveugles de la manière forte.
J’ai alors avalé ce qui me restait d’illusions sur la capacité de résistance de l’être humain à l’oppression. Et je ne cesse depuis de méditer sur Le discours de la servitude volontaire écrit depuis 1574 par le penseur italien Étienne de la Boétie qui n’avait pas encore 20 ans.